L’Art peut- il réparer le monde ?

Pour les artistes vivant dans les territoires assignés à la subalternité par le système monde moderne colonial, il est souvent tentant de voir en l’art quelque chose à la fonction quasi mystique, capable d’aller plus loin que la simple dénonciation, possiblement même, de réparer littéralement la société. Ainsi, pour ces artistes, la représentation devient un domaine où la réalité peut être amendée dans le bon sens, les torts réparés, les injustices pansées. L’utopie permet que l’imagination soulage les plaies du réel, redonne espoir après le traumatisme. La dénonciation permet de dialoguer avec le public quand le politique ou la société restent sourds, mettant sur la table des problématiques enfouies ou tabou.

Cependant, des voix s’élèvent pour critiquer ces idéalistes. Par ses liens avec l’institution et le marché, l'art serait un outil hypocrite et inutile face à la gravité des situations du monde. Pire, demander à l’art de réparer la société, ce serait refuser de rendre la société responsable de ses actes, en somme, mettre un cautère sur une jambe de bois, se réfugier naïvement dans le symbolique et protéger les vrais coupables.

“L’art peut-il réparer le monde ?” Ce nouveau numéro de Faire Mondes ne souhaite pas prendre parti, mais cherchera plutôt à rendre compte des débats en cours tant dans le champ de la création artistique, que l’esthétique, la théorie critique mais aussi la critique institutionnelle. Quelles sont les stratégies mises en œuvre par les artistes pour arriver à ce but ? S’agit-il seulement d’œuvrer dans le symbolique ou la pratique sociale en lien avec le communautaire ? Quelles nouvelles formes de création défiant les limites des disciplines et medium artistiques émergent-elles alors pour ce faire ? Quels sont les auteurs et penseurs qui accompagnent les artistes dans l’élaboration de ces œuvres, et comment ? Quels ponts transdisciplinaires fructueux peuvent être identifiés dans ces interactions ? Enfin, comment les institutions artistiques et le marché de l'art gèrent ils ces demandes contradictoires de justice sociale, quand eux -mêmes reproduisent par le pouvoir de l'état et du capital les mêmes injustices que les artistes ne demandent qu’à réparer ?

Les questions soulevées dans ce numéro quatre de la revue Faire Monde(s), centrée depuis 2020 sur les pratiques artistiques des Caraïbes, peuvent constituer des points de réflexion féconds quant à la relation que l’art entretient avec la réalité complexe et violente du monde dans lequel il naît souvent. L’intitulé “L’art peut-il réparer le monde ?” est bien sûr une interpellation tant provocante par son ironie que pleine d’un espoir bien réel contenu dans la nécessité d’interroger les raisons qui font que les individus continuent à créer, coûte que coûte, et dans n’importe quel contexte — et plus particulièrement dans un contexte aussi précaire et douloureusement marqué par l’histoire que la Caraïbe. Les auteurs de ce numéro de Faire Monde(s) proposent ainsi une discussion sur les outils concrets dont dispose le champ de l’art pour mener cette bataille perdue d’avance qui consisterait à croire que l’art peut, sinon réparer le monde, du moins en modifier modestement, par
petites touches, certains aspects et paramètres.

Ainsi, Kirenia Rodriguez ou Yolanda Wood, à travers l’analyse du travail d’artistes comme le collectif haïtien Atis Rezistans ou le peintre cubain Roberto Diago, questionnent la façon dont un travail plastique ancré dans la récupération de matériaux usagés ou l’utilisation de motifs issus de cultures vernaculaires ou populaires, peuvent changer le regard que nous portons sur certaines communautés marginalisées à travers des œuvres qui élèvent ce que la haute culture regarde d’habitude avec mépris, permettant peut-être l’instauration d’autres relations sociales plus égalitaires ainsi que la possibilité pour certains individus qui pratiquent ces arts de s’émanciper par certains aspects, des limitations sociales.

Dans une perspective similaire, Andrea Noriega écrit sur la façon dont les “paysages brisés” de Raquel Paiewonsky tentent de littéralement “repriser” les blessures infligées au territoire par le colonialisme, tandis que l’artiste guadeloupéenne Minia Biabiany converse avec la curatrice dominicaine Yina Yimenez Suriel de comment les processus volcaniques de destruction et de création géologiques peuvent représenter politiquement les réalités sociales de la Caraïbe.

Mais l’art peut aussi tenter de transformer le réel concrètement, au-delà des seules représentations symboliques, comme le relate Natalia Viera Salgado au sujet de son projet Geografía(s) del Jiquilite al Añil  qui a pour but de faire dialoguer des artistes engagés dans le sauvetage des pratiques botaniques ancestrales de Puerto Rico, ou Jérémy Gobé avec son projet de corail synthétique qui fait maintenant l’objet de partenariats industriels et environnementaux dépassant largement la simple sphère de l’art.

Enfin, ce numéro de Faire Monde(s) considère, dans l’entretien minutieux d’Elena Crippa par Allison Thompson et la tribune sans concession de Seloua Boulbina, la place de l’institution dans les processus de “réparation artistique” à travers des exemples de la Tate Britain et du MACTe en Guadeloupe, deux musées intéressés selon des logiques très différentes à rendre visibles les narratives caribéennes artistiques et sociales du passé.

Can art repair the world?

For artists living in regions allocated a subaltern status by the modern world colonial system, it is often tempting to see in art something with an almost mystical function, as capable of going beyond mere denunciation, and even potentially able to literally repair society.

For these artists, representation becomes an area where reality can be steered in the right direction, where wrongs can be repaired and injustices redressed. Utopia helps the imagination to relieve the wounds of the real, restoring hope after traumatism. Denunciation is a way of dialoguing with the public when politics or society seem deaf, bringing to light buried or taboo issues.

Yet, voices have been raised to criticise the idealists. Due to its links with the institution and the market, art is said to be a hypocritical and useless tool in the face of the world’s situations. Worse, to ask art to repair society would be to refuse to make society responsible for its acts, to put a plaster on a wooden leg, in short, to naively take refuge in the symbolic and to protect the really guilty parties.

“Can art repair the world?” The aim of this new issue of Faire Mondes is not to take sides, but to report on ongoing debates, both in the field of artistic creation and in aesthetics, in critical theory but also in institutional criticism. What strategies have been developed by artists to reach this goal? Is it just a question of working in the symbolic realm or does social practice linked with the community present itself as the most pragmatic and promising solution? What new forms of creation, defying the boundaries of disciplines and artistic media, have emerged to do so? Who are the authors and thinkers who are supporting artists in developing these works, and how? What fruitful interdisciplinary bridges can be identified in such interactions? Lastly, how do artistic institutions and the art market manage these contradictory demands for social justice, when they themselves, through the power of the state and of capital, reproduce the same injustices that the artists are seeking to repair?

The questions raised in this fourth issue of Faire Monde(s) magazine, which since 2020 has been focused on artistic activity in the Caribbean, can provide fruitful sources of reflection concerning the relations between art and the complex and violent reality of the world in which it is often created. The title “Can art repair the world?” is a query that is of course both provocative in its irony and full of the very real hope contained in the need to examine why individuals carry on creating, at any cost, and in any context — and especially in a context as precarious and painfully marked by history as the Caribbean. The authors in this issue of Faire Monde(s) have launched a conversation about the practical tools available in the field of art to wage this losing battle, which consists in believing that art can, if not repair the world, then at least change certain aspects and parameters in a modest way, little by little.

Kirenia Rodriguez and Yolanda Wood, for example, through an analysis of the work of artists such as the Haitian collective Atis Rezistans or the Cuban painter Roberto Diago, examine how a form of art based on recycled materials or with themes from vernacular or popular cultures can change our way of looking at marginalised communities through works raising up what high culture generally views with contempt, and perhaps allowing other, more egalitarian social relations to develop, as well as the possibility for some individuals who produce such art to break free from social limitations to a certain extent.

From a similar perspective, Andrea Noriega describes how Raquel PaÏewonsky’s “fractured landscapes” literally aim to “sew up” the wounds inflicted on the region by colonialism, while the Guadeloupe artist Minia Biabiany, in the company of the curator from the Dominican Republic, Yina Yimenez Suriel, discusses how the volcanic processes of geological destruction and creation might represent the social realities of the Caribbean politically.

But art can also seek to transform reality in a practical way, going beyond symbolic representations alone, as described by Natalia Viera Salgado in her project Geografía(s) del Jiquilite al Añil, which aims to foster a dialogue between artists committed to safeguarding ancestral botanic practices in Puerto Rico, or Jérémy Gobé, with his man-made coral project, which has now led to industrial and environmental partnerships going well beyond the sphere of art alone.

Lastly, in this issue of Faire Monde(s), with the in-depth interview given by Elena Crippa to Allison Thompson and the uncompromising opinion piece by Seloua Boulbina, we look at the place of institutions in the process of “artistic reparation” via the examples of Tate Britain and the MACTe in Guadeloupe, two museums taking an interest, according to very different perspectives, in giving greater visibility to Caribbean artistic and social narratives from the past.

¿Puede el arte arreglar el mundo?

Los artistas que viven en los territorios asignados a la subalternidad por el sistema del mundo moderno colonial tienden a ver en el arte algo con una función casi mística, capaz de ir más lejos que la simple denuncia, y que incluso puede arreglar literalmente la sociedad.

Así, para estos artistas, la representación se convierte en un campo en el que la realidad puede ser enmendada en el buen sentido, los errores reparados, las injusticias paliadas. La utopía permite que la imaginación alivie las heridas de la realidad, devolviendo la esperanza después del traumatismo. La denuncia permite dialogar con el público cuando la política o la sociedad hacen oídos sordos, poniendo sobre la mesa problemáticas escondidas o tabús.

Sin embargo, hay voces que se elevan para criticar a estos idealistas. Por sus vínculos con las instituciones y el mercado, el arte sería una herramienta hipócrita e inútil ante la gravedad de las situaciones del mundo. Y lo que es peor, pedir al arte que arregle la sociedad sería negarse a que la sociedad sea responsable de sus actos. En suma, escribir en el agua, refugiarse ingenuamente en lo simbólico y proteger a los verdaderos culpables.

“¿Puede el arte arreglar el mundo?” Este nuevo número de Faire Mondes no pretende tomar partido, pero sí que intentará rendir cuenta de los debates actuales, tanto en el campo de la creación artística como en la estética, la teoría crítica o la crítica institucional. ¿Cuáles son las estrategias desarrolladas por los artistas para alcanzar este objetivo? ¿Se trata solamente de obrar en el ámbito simbólico o la práctica social vinculada a lo comunitario como la solución que se antoja más pragmática y prometedora? ¿Qué nuevas formas de creación que desafían los límites de las disciplinas y medios artísticas emergen para lograrlo? ¿Quiénes son las autoras y pensadoras que acompañan a los artistas en la elaboración de estas obras y cómo lo hacen? ¿Qué fructíferos puentes transdisciplinares se pueden identificar en estas interacciones? Por último, ¿cómo afrontan estas demandas contradictorias de justicia social las instituciones artísticas y el mercado del arte, cuando son quienes reproducen, mediante el poder del Estado y del capital, las mismas injusticias que los artistas solo piden que se arreglen?

Las cuestiones que se plantean en este cuarto número de la revista Faire Monde(s), que desde 2020 se centra en las prácticas artísticas del Caribe, pueden constituir puntos de reflexión fecundos sobre la relación que el arte mantiene con la realidad compleja y violenta del mundo en el que suele nacer. Sin duda, el artículo titulado “¿Puede el arte reparar el mundo?” por una parte, debido a su ironía, constituye una interpelación y, por otra, rebosa de una esperanza muy real que reside en la necesidad de interrogar a las razones que hacen que los individuos sigan creando, cueste lo que cueste, e independientemente de un contexto tan precario y dolorosamente marcado por la historia como es el del Caribe. Los autores de este número de Faire Monde(s) proponen un debate sobre las herramientas concretas con que cuenta el campo artístico para dar esta batalla perdida de antemano, que consistiría en creer que el arte puede, si no reparar el mundo, al menos modificar modestamente, mediante pequeñas pinceladas, algunos de sus aspectos y parámetros.

Así, por ejemplo, Kirenia Rodríguez o Yolanda Wood, a través del análisis de la labor de artistas como el colectivo haitiano Atis Rezistans o el pintor cubano Roberto Diago, cuestionan la manera en que una obra plástica basada en la recuperación de materiales usados o la utilización de motivos originados en las culturas vernáculas o populares pueden cambiar la mirada sobre ciertas comunidades marginales mediante obras que elevan lo que la gran cultura suele mirar con desprecio, permitiendo, tal vez, la instauración de otras relaciones sociales más igualitarias, así como la posibilidad de que algunos individuos que practican estas artes se emancipen de las limitaciones sociales por medio de ciertos aspectos.

Desde una perspectiva similar, Andrea Noriega escribe sobre la manera en que los “paisajes quebrados” de Raquel Païewonsky intentan, de manera literal, “remendar” las heridas infligidas al territorio por el colonialismo, en tanto que la artista de Guadalupe, Minia Bibabiani, dialoga con la curadora dominicana Yina Yimenez Suriel sobre la manera en que los procesos volcánicos de destrucción y creación geológicas pueden representar políticamente las realidades sociales del Caribe.

Pero el arte también puede intentar transformar la realidad de manera concreta, más allá de las representaciones simbólicas, como relata Natalia Viera Salgado en relación con su proyecto Geografía(s) del Jiquilite al Añil, cuyo objeto es hacer dialogar a artistas comprometidos con el salvataje de las prácticas botánicas ancestrales de Puerto Rico, o Jérémy Gobé, con su proyecto de coral sintético del que, en este momento, se ocupan asociaciones industriales y ambientales, con lo que supera ampliamente la simple esfera del arte.

Por último, en este número de Faire Monde(s), en la minuciosa entrevista que Allison Thompson realiza a Elena Crippa y en la tribuna sin concesiones de Seloua Boulbina, se consideran el lugar de la institución en los procesos de “reparación artística” a través de los ejemplos de la Tate británica y del MACTe de Guadalupe, dos museos que, siguiendo lógicas muy diferentes, se interesan por volver visibles las narrativas caribeñas artísticas y sociales del pasado.