Corps-espace : le paysage sensible chez Gwladys Gambie.

 

Gwladys Gambie est née en 1988 en Martinique où elle vit et travaille aujourd’hui. Sa pratique s’articule essentiellement autour de la question du corps féminin noir. Son travail est hybride mais prend souvent la forme de dessins aussi minutieux que spontanés. Dans ses productions, elle mêle humain et végétal en dévoilant des créatures dont on perçoit l’ambiguïté du statut. À la fois corps et paysage, elles se muent en entre-lieux sensibles et fertiles.

Gwladys Gambie, Série Corps-Paysages, 2018, encre sur papier, 60x50cm.

Le travail de cette artiste martiniquaise nous impose une approche sensible et métaphorique de la notion de paysage. Ses récents travaux et en particulier ceux présentés lors de son exposition Métamorphose, à Tropiques Atrium, en 2020, posent les jalons de la personnification de son environnement naturel. En identifiant le corps comme espace, elle ancre son travail dans un contexte caribéen à la fois social et environnemental.

Gwladys Gambie, Série Corps-Paysages, 2018, encre sur papier, 60x50cm.

En 2018, Gwladys Gambie réalise une série de dessins qu’elle intitule Corps-paysages. Les corps qu’elle représente sont des terrains féconds où s’épanouissent des végétaux de toutes sortes. Cependant, comment ne pas envisager ces territoires comme des lieux de pensée ? Le caractère sensible de ces productions nous projette assurément dans un espace intérieur. Il ne nous donne pas l’illusion d’un paysage fantasmé, mais bien la sensation de celui-ci.

Gwladys Gambie, Série Corps-Paysages, 2018, encre sur papier, 60x50cm.

Giuseppe Penone définit le corps comme « le paysage à l’intérieur duquel nous pensons » ou encore comme « le paysage qui nous enveloppe ». Penone, qui s’intéresse en particulier à la sculpture, nous permet d’ouvrir une double réflexion sur le travail de Gwladys Gambie. Il envisage le corps comme un paysage en l’associant à un relief terrestre, mais il ajoute également une dimension psychique à ce paysage qui se déploie dans la pensée.

Dans la langue créole, le « kô » (corps), est employé pour se désigner. On se doit de relever qu’il existe une tension entre être soi et être un corps. Le soi est physique, matériel, et le corps en est l’expression. C’est donc naturellement que Gwladys Gambie emploie la représentation de son corps comme expression de sa sensibilité. Le corps est métaphorique et l’artiste s’autorise à le « territorialiser ». Le soi devient un espace, et le corps un paysage habité par les émotions et les désirs.

Gwladys Gambie, Série Corps-Paysages, 2018, encre sur papier, 60x50cm.

En prenant l’angle social, l’artiste Nicolas Derné questionne lui aussi le corps comme territoire, mais à travers le prisme de la possession et des droits qui s’y réfèrent. Sa photographie Women are not property, interroge non seulement le rapport de la société au corps des femmes mais aussi la place de ce corps dans l’espace public et son droit à l’expression. Le paysage est alors humain (social), et le corps est territoire. Comme chez Gwladys Gambie, la polysémie est de mise.

Nicolas Derné, Women are not property, 2019, impression encre à charbon, 60x90x3cm

L’installation Archipéli[ko], présente des moulages de son corps, disposés comme un ensemble d’îles. En se désignant comme archipel, Gwladys Gambie se présente à l’image du paysage caribéen, fragmenté et anthropomorphe. En effet, on ne compte pas le nombre de reliefs du paysage caribéen portant des noms qui se réfèrent directement au corps. « La femme couchée » en Martinique, ou « les mamelles » en Guadeloupe, tissent un lien étroit entre le corps et le paysage.

Gwladys Gambie, Archipéli[ko], 2019, installation éphémère sur le littoral martiniquais, dimensions variables.

Cette analogie, ancrée dans la culture, nourrit sans l’ombre d’un doute l’univers des artistes caribéens. En créant des espaces à la fois visibles et sensibles, Gwladys Gambie étire son espace intérieur dans l’espace physique du spectateur et amplifie la question du paysage. Associer lieu tangible et imaginaire à travers la représentation du corps, fait de ces œuvres et du corps lui même, des « hétérotopies ». Ils deviennent des espaces autres où s’expriment aussi bien rêves que luttes.

Gwladys Gambie, comme d’autres artistes caribéens, nous plonge dans un univers sensible à la frontière du mystique. Elle interprète et décale les limites entre la pensée et l’espace, le corps et le paysage dans lequel il évolue. Elle fait littéralement corps avec son travail, jusqu’à incarner elle même Manman Chadwon, une divinité née de sa propre mythologie.

Gwladys Gambie, Moko Chadwon, 2018, impression numérique, 100x75cm

Comme le performeur Ludgi Savon, elle  personnifie le paysage qui l’entoure pour lui donner vie et sentiments. Entre rêve et mémoire, Gwladys Gambie crée des paysages aussi poétiques que tourmentés. Mais ils sont assurément toujours habités par la force spontanée de sa féminité, sans jamais se départir d’une certaine agressivité.

Ludgi Savon, Transhumanisme végétalia spiritus, 2018, photographie numérique de Linda Mitram.

 

Pauline Bonnet

Née en 1996 elle est  enseignante agrégée en arts plastiques depuis 2018 et doctorante en arts caribéens sous la direction de Dominique Berthet. Le titre de la thèse en préparation : Appropriations et influences culturelles chez les plasticiens de la jeune scène artistique de la caraïbe française.

Plasticienne, elle  travaille en duo avec Mathilde Bonnet. Le binôme développe une pratique hybride de la vidéo-installation, de la peinture et de la sculpture, centrée notamment sur la question de la mémoire partagée et du souvenir.

Elle produit des textes pour les jeunes artistes martiniquais dans le cadre de leurs expositions : Gwladys Gambie, Métamorphose, Tropiques Atrium, 12-2019/01-2020 ; Jérémie Priam, Overdogme, « Welcome to Violence », 14N61W, 02-2020.