Cayenne: un lieu- présence

Thierry Tian Sio Po

 

 

 

Les plasticiens guyanais, aussi bien Créoles que Marrons ou Amérindiens, sont dans leur pratique en constante quête d’une expression autonome et originale. L’attachement à une représentation des paysages est aussi une des déclinaisons souvent abordées.

Thierry Tian Sio Po (dorénavant TSP) s’inscrit précisément dans cette thématique paysagère. Son travail interroge une part intime de l’identité guyanaise actuelle. Contrairement à l’héritage pictural d’une Arcadie bienheureuse, c’est à une forme d’anti-paysage qu’il se réfère.

En exprimant ses doutes, Thierry Tian Sio Po déconstruit les images convenues de son pays, voit plus loin ou plus juste qu’un simple décor-paysagé, car il en arrive aussi à dévoiler, selon ses propres mots, des ciels vides et des exubérances végétales outre-mer.

Une série de 2010, intitulée L’idée du paysage, a réuni un ensemble d’œuvres, exposées sous le titre Inextricable en Martinique, à la Fondation Clément en 2011.  Elle inaugure des compositions d’inspiration urbaine, de facture verticale, parfois scindée en séquences, mêlant des collages de tissus et de papiers, des dessins au charbon et au fusain mais dont une fenêtre ouvre sur des silhouettes ou des profils de passants semblant déambuler au hasard. Il s’agit bien de scènes cayennaises, d’instantanés ancrés dans le pays réel, résumant une vision. C’est aussi là qu’apparaît d’abord un petit rectangle vert, qui va prendre de plus en plus d’ampleur jusqu’à envahir la surface des toiles, comme si des coulées végétales portaient jusqu’à nous la puissance de la forêt si proche. Ce signal irradiant au-dessus des tôles, évoque parfaitement les nombreuses friches qui s’intercalent entre les maisons créoles du centre de Cayenne. C’est un condensé de la vie guyanaise, avec ses badauds longeant des trottoirs plus ou moins abrités, qui est rendu avec justesse, sensibilité et humour.

Déjeuner champêtre, in Inextricable,2010, 239/150 cm, acrylique, charbon, aluminium, tôle, terre, vernis sur toile

Ainsi, Thierry Tan Sio Po détourne une vision idyllique du paysage tropical et son lot d’exotisme et la replace sans concession dans son exacte inscription vécue. Le sens de cette démarche est de rendre compte de la vie réelle et quotidienne qui, ainsi transfigurée, entre sur la scène artistique. Par ce détournement, l’artiste cherche à rapprocher la société elle-même au plus près de la conscience du spectateur. Le paysage est là, aussi actif et présent que ces gens qui flânent à la limite des ‘grands bois’, dans leur joie, leur tristesse ou leur misère.

Idée du paysage (2), in Inextricable, 2010, 198/155 cm, acrylique, charbon, aluminium, tôle, vernis sur toile, tissu avec motifs

On peut s’attarder sur la juxtaposition de bandes verticales qui mêlent matières et textures, mais aussi sur la présence à peine accentuée au fusain ou charbon, de personnages furtifs, de silhouettes troublantes évoquant le travail, la souffrance, la solitude. « …Les lieux- présences sont des anti lieux des mues perpétuelles des surfaces qui transgressent et pratiquent le détour… » TSP (Catalogue Inextricable, p.22). Ces bandes de papiers et tissus, s’inspirant de collages urbains, semblent désigner cette habitude toute créole de décorer les cases de pages de vieux journaux et magazines plaqués sur les parois.

Idée du paysage, in Inextricable,2010, 120/150 cm, acrylique, charbon, aluminium, tôle, terre, vernis sur toile, tissu avec motif

Cette démarche rejoint celle qu’évoquent les œuvres d’Aroyo, Rancillac et aussi de Peter Klasen notamment leur concept de Figuration narrative et de Mythologie du quotidien. La peinture, en tant qu’expression plastique peut ainsi prendre parti pour la quotidienneté urbaine. Art, message, prise de conscience politique : une trilogie essentielle pour ces artistes dont Ernest Pignon-Ernest est une figure emblématique. Dans le contexte guyanais, on évoquera plus judicieusement encore cette injonction de Frantz Fanon, reprise par Achille Mbembe :« La grande nuit dans laquelle nous sommes plongés, il nous faut la secouer et en sortir ». C’est vraiment ce à quoi nous invite TSP. Il bouscule les codes de la représentation en jouant de la juxtaposition de graphismes, de couleurs, de matières diverses pour évoquer, sur fond de permanence végétale et de décor de tôles, les grandes pluies, la gestuelle, les danses et les balades oisives en ville qui caractérisent son pays. Comme il le dit dans Présences : « Il s’agit de montrer des instants où les gens sont véritablement décideurs de leurs choix et gestes ».

Lieux-Présences, in Inextricable, 2006, 181/203/20 cm, acrylique, charbon, aluminium, tôle, terre, cadre bois sur toile

 

Michèle-Baj Strobel

 

Michèle-Baj Strobel est ethnologue (Études à Strasbourg) : Lettres Modernes, Doctorat d’ethnologie sur les peintures sous verre du Sénégal, Maîtrise d’histoire de l’art. Elle a  vécu au Sénégal, en Guyane et aux Antilles puis pendant quinze ans au Laos où elle  a coordonné des expositions dans une Maison des arts et de la culture. Elle est  membre de l 4aica Caraïbe du Sud depuis sa création

Elle vient  de publier une nouvelle édition avec un Avant Propos actualisé d’un livre paru en Guadeloupe en 1998, « Les Gens de l’or ». Ce livre a obtenu le prix du livre d’histoire des Outre mer en Février 2020.

Publications :

*Peinture sus verre du Sénégal , Nathan NEA, Paris, 1984

*Les gens de l’or Mémoire des orpailleurs créoles du Maroni, Ibis rouge 1998

*Promenade archéologique dans les environs de Vientiane, Monument Books, Pnom Penh, 2007

*Les fleurs de la dévotion, Ethnobotanique cultuelle au Laos, avec Biba Vilayleck, Pha Tad Kè Luang Prabang, 2011

* The Genie behind the Scissors, Catalogue d’exposition à Luang Prabang, Laos, Project Space, December 2012- February 2013

* D’Orient & d’ailleurs, Ateliers des voyages, L’Harmattan, 2015

*Images du pouvoir/Pouvoir des images, Vientiane Dokked, 2017

* Les gens de l’or, nouvelle édition, Terre Humaine, Plon, Paris 2019

(Prix du livre d’histoire des Outre-mer 2020)