Armand Budan (1827-1874) ou le promeneur dans le paysage traumatique

 

Le XIXe siècle voit le désintérêt progressif des artistes des Salons pour le grand genre, au profit de la scène de genre populaire et de l’exaltation de la tragédie de la nature par le paysage[1]. Siècle de révoltes, d’empires détruits et reconstruits, il est aussi marqué, dans les Antilles françaises, par la violence de l’histoire pour l’égalité des droits et des hommes. Après 1848, la nouvelle liberté de l’esclave, devenu citoyen, apparaît fragile, instable et précieuse. C’est dans ce contexte de discriminations et de tensions raciales, d’amertumes pour certains, de traumatismes pour d’autres, que le peintre Louis Armand Budan, admirateur du Chevalier de Saint-Georges et du peintre Guillaume Lethière[2], grandit à Anse-Bertrand dans une famille de blancs créoles, habitants sucriers d’origine angevine, installée depuis le XVIIe siècle[3]. Vers 1862, il quitte la Guadeloupe pour tenter sa chance à Paris. Artiste de Montmartre sans le sous, il expose au Salon, à partir de 1863,des peintures mythologiques, des portraits et des paysages[4]. Cette même année, il publie La Guadeloupe pittoresque grâce à une souscription déjà débutée dans son île natale[5].Si le concept des « vues pittoresques » est un argument commercial dans le monde de l’édition illustrée, Budan affirme d’abord à travers ces paysages son attachement au sol antillais, à ses racines. L’ouvrage est composé de textes de l’artiste et de dessins, reproduits sous forme de onze lithographies, représentant des paysages de la Guadeloupe et particulièrement du sud de la Basse-Terre, où il résidait avant son installation à Paris.

Armand-Budan-Le-Saut-Constantin-La-Guadeloupe-pittoresque-vers-1863-(Collection particulière)

 Dans Le Saut Constantin, le peintre dévoile la silhouette de dos d’un homme au bâton de randonneur, qui se détache dans le paysage. Ce marcheur à l’arrêt, au bord d’un rocher, contemple la cascade qui lui fait face et se jette à grandes eaux dans la rivière Saint-Louis à Saint-Claude. En contrebas, un autre spectateur partage le plaisir de l’instant. Au premier plan, une succession de rochers accidentés, servant de points d’appui pour traverser la rivière, souligne la complexité du parcours pour atteindre l’émotion des sens. Avant lui, les paysages de Jules-Honoré-Joseph Coussin[6], modeste dessinateur passionné de botanique né à Basse-Terre en 1773,  racontaient l’observation muette et solitaire du randonneur, assis ou debout sur des rochers escarpés et instables, avec ou sans canne pour s’aider. Le promeneur faisait face à la beauté du paysage antillais : une rivière qui coule, la majesté des arbres, l’entrelacement des lianes, la cassure des parois rocheuses, le calme de la mer dans son immensité, la puissance écrasante des mornes. Entre l’homme et la Nature, le jeu d’échelle ne se discute pas. Le premier s’efface par l’instabilité de son existence tandis que la seconde règne dans son immortalité.

Armand-Budan-Sur-la-route-de-la-Soufrière-La-Guadeloupe-pittoresque-vers-1863-(Collection particulière)

Dans ce XIXe siècle façonné par l’esthétique romantique, la figure du Wanderer décrite par Pierre Wat[7]s’incarne dans les paysages antillais de Coussin, Budan ou encore Cazabon. Leurs œuvres sont des représentations allégoriques de l’inquiétude de l’Homme face à l’Histoire. L’ascension du paysage traumatique, marquée par les cicatrices de l’esclavage, du marronnage et de la domination humaine par la culture intensive, résonne comme un cheminement intime vers le calme, l’effacement, l’élévation et la fusion avec la nature. Ces silhouettes de promeneurs, dans leur solitude ou leur conversation, sont happées par une végétation sauvage, puissante, pittoresque et sublime. Ainsi, dans Sur la route de la Soufrière, Armand Budan dessine une habitation sucrière, ancien vestige de la splendeur économique des colons, qui disparaît sous une épaisse végétation. Le muret qui entoure le domaine s’écroule progressivement. Le volcan domine le paysage en majesté. Sur le large chemin qui s’ouvre de plus en plus au premier plan, deux petites silhouettes, happées par la splendeur du paysage, marchent librement  face aux spectateurs : une femme Noire portant un panier sur la tête et son enfant. Dans La Rivière Palmiste, un garçonnet Noir, dont le buste et les pieds nus rappellent l’ancienne condition servile, avance dynamiquement, seul et sans chaîne, dans la forêt. Il s’appuie sur un bâton, prêt à remplir sa jarre dans la rivière à fort courant. La sérénité du lieu contraste avec un danger perceptible. Derrière la simplicité de ses paysages anecdotiques, l’artiste présente l’image d’un promeneur guadeloupéen, à l’arrêt ou en marche, happé par la grandeur de la Nature et de l’Histoire qui s’écrit devant lui, parfois à quelques pas de chuter et de disparaître ou au contraire cheminant librement à travers des espaces ouverts. Nostalgie de l’esclavage pour ce fils de colon ou témoignage de la vie quotidienne aux Antilles ? La vision ambiguë d’Armand Budan, quinze ans après l’abolition, questionne le spectateur. Pourtant, malgré les possibles interprétations politiques, la Nature apparaît avant tout dans son œuvre comme une source d’émerveillement et d’apaisement.

Armand-Budan-La-rivière-Palmiste-La-Guadeloupe-pittoresque-vers-1863-(Collection particulière)

 

 

 

[1] Pierre Wat, Pérégrinations.Paysage entre nature et histoire, Collection Beaux-Arts, Hazan, 2017.

[2]Armand Budan reçoit une critique défavorable de ses compatriotes lorsqu’il évoque son choix d’honorer seulement cinq célébrités en Guadeloupe : Le Chevalier de Saint-Georges, le poète Léonard, les généraux Dugommier et Jean-Nicolas Gobert, le peintre Guillaume Lethière. Ses détracteurs parlent de négligence historique. cf. « La Guadeloupe. À propos de la Guadeloupe pittoresque d’Armand Budan », Revue du monde colonial, asiatique etaméricain : organe politique des deux-mondes,juillet 1865, p. 301-321.

[3] Danielle Bégot, « Armand Budan », Anthologie de la Peinture en Guadeloupe des origines à nos jours, HC Éditions, 2009, p. 97-98.

[4] Christelle Lozère, « La présence à Paris des artistes antillais. De l’académisme des Salons à une créolité artistique affirmée », in Paris créole, son histoire, ses écrivains, ses artistes XVIIIe-XXe siècle (dir. Érick Noël), Presses universitaires de la Nouvelle-Aquitaine, 2020, p. 140-154.

[5] Armand Budan, La Guadeloupe pittoresque, Paris, Noblet et Baudry, 1863.

[6] Amateur de sciences naturelles, Jules-Honoré-Joseph Coussin (Basse-Terre, 1773-1839), greffier à la cour à Pointe-à-Pitre, puis à Basse-Terre, réalise un album de 300 dessins au crayon, dont moins d’une centaine sont connus aujourd’hui. Artisteamateur, il publie en 1824 un roman Eugène de Cerceil ou les Caraïbes où il exprime son engouement pour la nature. cf. Anthologie de peinture en Guadeloupe, op.cit., p.102-109.

[7] Pierre Wat, op.cit..

 

Christelle Lozère est maître de conférences en histoire de l’art à l’Université des Antilles (CNRS LC2S) et chercheuse invitée à l’INHA. Elle se consacre à l’étude des réseaux d’artistes — peintres, sculpteurs, illustrateurs —, natifs ou non de la Caraïbe, et leurs circulations en contexte impérial post-esclavagiste. Ces espaces de recherches comprennent les Antilles françaises en particulier et la Caraïbe en général, à la fois comme espace de vie et comme lieu d’inspiration, mais aussi comme points d’ancrage, au sein de l’espace atlantique. Sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Bordeaux, est récompensée par le Prix du Musée d’Orsay 2011. Auteure de Bordeaux colonial 1850-1940 (Éd. Sud Ouest, 2007), ses derniers articles sont consacrés à l’histoire de l’art des Petites Antilles. Elle est actuellement manager du programme de recherches « Acteurs, images et pensées en réseaux, Europe/Caraïbe », FMSH Monde(s) en mutation. Elle est également lauréate de la carte blanche de l’INHA 2021.

Principales publications 2018-2020

Participations à des ouvrages scientifiques collectifs avec comités lecture :

Lozère, Christelle, « 1943-1945. La création de l’école des arts appliqués de Fort-de-France. Les graines de la rébellion esthétique », in Actes du colloque Les arts coloniaux. Circulation d’artistes et d’artefacts entre la France et ses colonies (dir. Sarah Ligner), Exposition Peintures des lointains, Musée du Quai Branly, à paraître, décembre 2020.

Lozère, Christelle, « Célébrer le travail dans les expositions universelles (1851-1937) », Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930. Mains-d’œuvre artisanales et industrielles et questions sociales (dir. Fabien Knittel, Nadège Mariotti, Pascal Raggi), Collection Capes/Agrégation Histoire, Éd. Ellipse, chapitre XIV, août 2020, p. 181 à 187.

Lozère, Christelle, « La présence à Paris des artistes antillais. De l’académisme des Salons à une créolité artistique affirmée », in Paris Créole, son histoire, ses écrivains, ses artistes XVIIIe-XXe siècle (dir. Érick Noël), Presses universitaires de la Nouvelle-Aquitaine, chapitre XIV, janvier 2020, p. 140-154.

Lozère, Christelle, « La place de l’objet exotique dans les expositions coloniales françaises (1850-1900) : impact sur les regards », in Poétique et politique de l’altérité : colonialisme, esclavagisme, exotisme XVIIIe-XXIe siècles (dir. Karine Bénac-Giroux), Éditions Garnier, collection « Rencontres », Série Le Dix-Huitième, n° 31, novembre 2019, p. 287-300.

Lozère, Christelle, « Des artistes aux Antilles », in La collection de peintures du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac (dir. Sarah Ligner), Catalogue de l’exposition « Peintures » du 30 janvier au 28 novembre 2018, Paris, Éd. Skira, 2018, p. 144-145.

Articles dans des revues internationales ou nationales avec comité de lecture :

Lozère, Christelle, « Lieux de plaisirs et de débauche dans l’iconographie coloniale des Antilles anglaises et françaises » revue Recherches en Esthétiques, Le (dé)plaisir, n° 26, , à paraître, janvier 2021.

Lozère, Christelle, Carien, Minakshi, « L’usage des coquillages dans l’art contemporain antillais : vers un exotisme rejeté ? L’exemple de la femme-coquillage de Kelly Sinnapah Mary », revue Minorit’Art, Où sont les nouveaux exotismes de l’art contemporain ?, n°4, à paraître, octobre 2020.

Lozère, Christelle, « Être noir en France 1794-1848 », Dossier de l’art, Le modèle noir, de Géricault à Matisse n° 267, numéro en lien avec l’exposition du Musée d’Orsay, p. 12-15, mars 2019.

Lozère, Christelle, « Être noir en France en 1848-1900 », Dossier de l’art, Le modèle noir, de Géricault à Matisse n° 267, numéro en lien avec l’exposition du Musée d’Orsay, p. 36-39 mars 2019.

Lozère, Christelle, « Être noir en France en 1900-1930 », Dossier de l’art, Le modèle noir, de Géricault à Matisse n° 267, numéro en lien avec l’exposition du Musée d’Orsay, p. 58-61, mars 2019.

Compte-rendu

« Escape from Vichy. The Refugee to the French Caribbean d’Eric T. Jennings (Harvard University Press, 2018) », revue Esclavages & Post~esclavages / Slaveries & Post~Slaveries, note de lecture, CIRESC, 2020.

Armand Budan (1827-1874) or the rise of a traumatic landscape

The artists of the 19th century salons showed a progressive disinterest in the “grand genre” or historical paintings, in favor of the popular genre scene painting and the exaltation of the tragedy of nature portrayed in landscapes. It was a century of revolts, empires that were destroyed and rebuilt, and in the French Antilles, it was marked by the violence of the historical struggle for the equality of rights and men. After 1848, the new freedom of the slave, who became a citizen, makes a fragile, unstable and precious appearance. It is in this context of racial tensions, uncertainties and traumas that the Creole Armand Budan, born in Anse-Bertrand and an admirer of Guillaume Lethière, published La Guadeloupe pittoresque in 1863 with the Parisian publishers Noblet and Baudry.

The work is composed of texts by the artist and his drawings, reproduced in the form of lithographs, representing “views” of Guadeloupe and particularly of southern Basse-Terre where he resided.

Silhouettes of walkers and hikers, in their solitude, are caught up in wild, powerful and sublime vegetation: waterfalls, steep reliefs, caves, rivers and rocks.

Armand-Budan-Le-Saut-Constantin-La-Guadeloupe-pittoresque-vers-1863-(Collection particulière)

Armand-Budan-Sur-la-route-de-la-Soufrière-La-Guadeloupe-pittoresque-vers-1863-(Collection particulière)

Armand-Budan-La-rivière-Palmiste-La-Guadeloupe-pittoresque-vers-1863-(Collection particulière)

 

Christelle Lozère est maître de conférences en histoire de l’art à l’Université des Antilles (CNRS LC2S) et chercheuse invitée à l’INHA. Elle se consacre à l’étude des réseaux d’artistes — peintres, sculpteurs, illustrateurs —, natifs ou non de la Caraïbe, et leurs circulations en contexte impérial post-esclavagiste. Ces espaces de recherches comprennent les Antilles françaises en particulier et la Caraïbe en général, à la fois comme espace de vie et comme lieu d’inspiration, mais aussi comme points d’ancrage, au sein de l’espace atlantique. Sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Bordeaux, est récompensée par le Prix du Musée d’Orsay 2011. Auteure de Bordeaux colonial 1850-1940 (Éd. Sud Ouest, 2007), ses derniers articles sont consacrés à l’histoire de l’art des Petites Antilles. Elle est actuellement manager du programme de recherches « Acteurs, images et pensées en réseaux, Europe/Caraïbe », FMSH Monde(s) en mutation. Elle est également lauréate de la carte blanche de l’INHA 2021.

Principales publications 2018-2020

Participations à des ouvrages scientifiques collectifs avec comités lecture :

Lozère, Christelle, « 1943-1945. La création de l’école des arts appliqués de Fort-de-France. Les graines de la rébellion esthétique », in Actes du colloque Les arts coloniaux. Circulation d’artistes et d’artefacts entre la France et ses colonies (dir. Sarah Ligner), Exposition Peintures des lointains, Musée du Quai Branly, à paraître, décembre 2020.

Lozère, Christelle, « Célébrer le travail dans les expositions universelles (1851-1937) », Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930. Mains-d’œuvre artisanales et industrielles et questions sociales (dir. Fabien Knittel, Nadège Mariotti, Pascal Raggi), Collection Capes/Agrégation Histoire, Éd. Ellipse, chapitre XIV, août 2020, p. 181 à 187.

Lozère, Christelle, « La présence à Paris des artistes antillais. De l’académisme des Salons à une créolité artistique affirmée », in Paris Créole, son histoire, ses écrivains, ses artistes XVIIIe-XXe siècle (dir. Érick Noël), Presses universitaires de la Nouvelle-Aquitaine, chapitre XIV, janvier 2020, p. 140-154.

Lozère, Christelle, « La place de l’objet exotique dans les expositions coloniales françaises (1850-1900) : impact sur les regards », in Poétique et politique de l’altérité : colonialisme, esclavagisme, exotisme XVIIIe-XXIe siècles (dir. Karine Bénac-Giroux), Éditions Garnier, collection « Rencontres », Série Le Dix-Huitième, n° 31, novembre 2019, p. 287-300.

Lozère, Christelle, « Des artistes aux Antilles », in La collection de peintures du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac (dir. Sarah Ligner), Catalogue de l’exposition « Peintures » du 30 janvier au 28 novembre 2018, Paris, Éd. Skira, 2018, p. 144-145.

Articles dans des revues internationales ou nationales avec comité de lecture :

Lozère, Christelle, « Lieux de plaisirs et de débauche dans l’iconographie coloniale des Antilles anglaises et françaises » revue Recherches en Esthétiques, Le (dé)plaisir, n° 26, , à paraître, janvier 2021.

Lozère, Christelle, Carien, Minakshi, « L’usage des coquillages dans l’art contemporain antillais : vers un exotisme rejeté ? L’exemple de la femme-coquillage de Kelly Sinnapah Mary », revue Minorit’Art, Où sont les nouveaux exotismes de l’art contemporain ?, n°4, à paraître, octobre 2020.

Lozère, Christelle, « Être noir en France 1794-1848 », Dossier de l’art, Le modèle noir, de Géricault à Matisse n° 267, numéro en lien avec l’exposition du Musée d’Orsay, p. 12-15, mars 2019.

Lozère, Christelle, « Être noir en France en 1848-1900 », Dossier de l’art, Le modèle noir, de Géricault à Matisse n° 267, numéro en lien avec l’exposition du Musée d’Orsay, p. 36-39 mars 2019.

Lozère, Christelle, « Être noir en France en 1900-1930 », Dossier de l’art, Le modèle noir, de Géricault à Matisse n° 267, numéro en lien avec l’exposition du Musée d’Orsay, p. 58-61, mars 2019.

Compte-rendu

« Escape from Vichy. The Refugee to the French Caribbean d’Eric T. Jennings (Harvard University Press, 2018) », revue Esclavages & Post~esclavages / Slaveries & Post~Slaveries, note de lecture, CIRESC, 2020.