7 propositions pour une poétique de la critique depuis la Caraïbe

1.Toute critique a ceci de particulier qu’elle est toujours relativement dépendante de son objet. C’est d’ailleurs ce qui la caractérise. Bien loin d’être une négativité, cette « relative dépendance » est en réalité ce qui fait sa relationalité. Elle prête l’oreille avant de prêter l’œil (sans écoute, sans attention, sans regard, pas de critique). Parole de l’affect, archive du sensible, elle est une touche, rien qu’une touche. Plus, elle se durcirait et se systématiserait (en dogme, en jugement définitif, en discours scientifique). Éviter la prise et l’emprise, veiller au tact et contact, mais de loin, d’île en île. Rester entre les eaux, entre les langues, tenir la distance et héler. Sentir la trame volcanique dans le tissage d’une source.

2.C’est une foudroyance ainsi qu’une érotique. On aurait tort de refuser à la critique sa part d’art. Toute bonne critique consiste à toucher dans l’écart (cela demande de l’acuité, de l’adresse et du métier). C’est un arc qu’on tend pour tirer juste (on ne fait pas une critique, nous la tressons ou nous la tirons). La justesse n’est pas uniquement celle du jugement, elle aussi celle de la touche.

3.La critique est une vigie, une veilleuse — a-t-on suffisamment écrit sur ce trait relationnel ? C’est une médiatrice indispensable qui participe au soin et à l’entretien des œuvres. Son intention est ni de conserver ni de discriminer froidement, mais de veiller en cherchant à converser avec les oeuvres , et en con-versant, elle con-vertit aussi, car elle transforme nos manières d’approcher, de comprendre, d’écouter et de lire le travail d’un·e artiste. C’est une conteuse, la nuit, lorsqu’elle raconte des histoires d’œuvres d’art, d’expositions traversées, d’artistes rencontrés au coin d’un feu qui a contracté le temps. Bien avant de légitimer ou même de juger à partir d’un crible, elle raconte, et c’est en cela qu’elle veille, de loin, les images des artistes qui sont des esprits qui nous possèdent. Elle veille aussi sur ce que nous nommons « art ». La critique, à chaque fois différente, ne cesse de traduire ce curieux mot de langue en langue, cherchant les singularités. En créole, elle propose parfois d’autres mots comme celui d’Atizay. Elle ne se contente pas d’entretenir une conversation, elle soutient aussi une réflexion entre ses sauts de flaque en flaque.

4.La critique se situe entre la légèreté de l’actualité et la pesanteur de l’histoire.

5.Je l’imagine comme une tireuse de cartes qui part en voyage pour témoigner — de quoi ? d’une rencontre.

6.La critique s’oralise. Pensons aux podcasts sur l’art qui se multiplient un peu partout, aux cartels oraux que nous écoutons lorsque nous traversons certains musées, aux critiques-performances qui se situent entre la poésie et la critique (je renvoie aux pratiques critiques du collectif français Jeunes Critiques d’Art et à la plateforme critique anglaise The White Pube). Ce phénomène culturel (mais aussi technologique) d’oralisation a déjà été prédit par le poète-philosophe Édouard Glissant dans les années 1980, il touche massivement la critique d’art en tant que médium et genre littéraire depuis quelques années déjà. Le texte se relativise en tant qu’Édit, la parole se valorise en tant que relat. La critique afro-caribéenne se rappelle alors de ses diseuses et diseurs d’histoires dans la nuit de la plantation, pour qui la création n’a jamais été un bagay en soi et pour soi ni même un texte, mais un cancan que l’on se raconte dans l’antichambre du pouvoir.

7.C’est parfois de la poésie. Il est même parfois difficile de faire la différence entre critique et poésie. Penser la critique comme un simple discours sur l’art, c’est oublier sa part de jeu. C’est une ruse, une mangouste qui se faufile entre les cannes, car elle ne cherche pas à obtenir un quelconque pouvoir ni une quelconque centralité. Depuis sa case sous la lune et sa veillothèque (qui est une mémoire des œuvres qui nous accompagnent) elle veille, ici-même, à l’histoire et au déchiffrement d’un art caribéen toujours à infinir — cela pour mieux situer cette mer à la fois tournoyante et vertigineuse que nous nommons Caraïbe.

Chris Cyrille

Chris Cyrille

Chercheur, poète, critique d’art et conteur d’exposition indépendant, Chris Cyrille vit entre la Guadeloupe et la France. Il a étudié la philosophie et la théorie de l’art à l’Université Paris 8, et s’intéresse aux philosophies, esthétiques et littératures caribéennes.  Membre de l’AICA (Association internationale des Critiques d’Art), lauréat du Prix Dauphine pour l’art contemporain en 2017, du prix Jeune Commissariat de la 69e édition de Jeune Création et du Prix AICA France en 2020. Il a écrit plusieurs articles pour des revues francophones et a conté, mis-en-scène l’exposition « – Mais le monde est une mangrovité » (2021, Romainville). Il codirige actuellement la publication du livre de l’exposition (Rotolux, 2023). Lauréat de la Bourse curatoriale du Cnap (2022) et de la bourse ADIAF Émergence (2022), il mène en ce moment un projet de recherche curatoriale sur l’histoire de l’art antillais au sein de l’espace caribéen et diasporique. Il a aussi été résident à la Villa Médicis (Rome) dans le cadre d’un projet d’écriture, de performance, de vidéo et d’exposition, qu’il mène depuis plusieurs mois en collaboration avec les Ateliers Médicis. Il a participé en août 2022 au Momus Emerging Critics Residency, résidence d’écriture dirigée par la plateforme éditoriale Momus. Il dirige actuellement la section éditoriale Manglares (Persona Curada) dédiée aux scènes artistiques caribéennes

Seven propositions for a poetics of art criticism from the Caribbean

1.All criticism is specific in that it is relatively dependent on its object. This is in fact what characterises it. Far from being something negative, this « relative dependence » is actually what makes criticism relational. It involves listening before seeing (if you don’t listen, pay attention or look, then criticism cannot exist). It is an expression of the emotions, an archive of the senses, it is a touch, just a light touch. If it went further, it would harden and form a system (become a dogma, a definitive judgement, a scientific discourse). It must avoid seizing and controlling, it must be tactful and make contact, but from far away, from island to island. It should stay midstream, between languages, keep a distance and call out. Sensing the volcanic framework in the weaving of a source.

2.It is sudden and violent, as well as erotic. We would be wrong if we failed to see in the structure of good criticism an art that consists in a light touch with just a few words (this calls for sharpness, intuition, skill and experience). It is a bow drawn to hit the target.

3.Criticism is a vigil, a night light — has enough been written about this relational role? It is a vital mediator, helping to take care of and maintain the works. Its intention is not coldly to preserve or display or even make distinctions, but to act as a vigil, while seeking to converse with the works, and in this con-versation it also con-verts by changing our way of approaching, understanding, listening to and reading an artist’s work. It is a storyteller at night telling stories about works of art, exhibitions visited, artists encountered at a fireside that seems to contract time. Well before legitimising or even judging through analysis, criticism tells a story, and this is how from far away it watches over the images of artists that are spirits possessing us. It also watches over what we call « art ». Art criticism is different each time and never ceases to translate this strange word from language to language, seeking singularities. It is not content with beginning a conversation, but also maintains reflection as it leaps from rock to rock.

4.Criticism is situated between the lightness of the present and the weight of history.

5.I see it as a fortune teller starting out on a journey, at random, to bear witness – to what? to an encounter.

6.Criticism is becoming oral. Think of the growing number of podcasts about art, the talking labels you listen to when visiting certain museums, the criticism-performances combining poetry and art criticism (as for example the critical practices of the French collective Jeunes Critiques d’Art and the UK art criticism website The White Pube). This cultural (but also technological) phenomenon of oralisation was already predicted by the poet-philosopher Édouard Glissant in the 1980s and has had a massive effect on art criticism as a medium and as a literary genre for several years now. The text, as an Edict, is relativised, while speech is valued as a narrative. Afro-Caribbean art criticism recalls the storytellers at night on the plantation for whom creation was never a bagay (a thing, object) in itself or for itself or even a text but a cancan (rumour) discussed in the antechambers of power. 

7.Sometimes it is poetry (which we have known at least since Diderot). It is sometimes even hard to tell the difference between art criticism and poetry. Thinking of criticism as a simple discourse about art means forgetting its playful aspect. It is a ruse, like a mongoose escaping through your legs, since its aim is not to achieve some kind of power or some kind of centrality. From its hut in the moonlight and its memory library (a vigil watching over the works that go with us) it keeps watch, right here, over history and deciphers a Caribbean art still to be un-defined and defined — so as better to situate this swirling and roaming Sea we call the Caribbean.

Chris Cyrille

Siete propuestas para una poética de la crítica desde el Caribe

1.Toda crítica tiene algo de particular: siempre es relativamente dependiente de su objeto. Es precisamente lo que la caracteriza. Muy lejos de ser algo negativo, esta « relativa dependencia » es, en realidad, lo que le da su relacionalidad. Ella presta sus oídos antes que sus ojos (sin escucha, sin atención, sin mirada, no puede haber crítica). Palabra del afecto, archivo de lo sensible, es un toque, sólo un toque. Más y ella se endurecería y se sistematizaría (en dogma, en juicio definitivo, en discurso científico). Evitar la captura y el dominio, cuidar el tacto y el contacto, pero desde lejos, de isla a isla. Permanecer entre las aguas, entre las lenguas, resistir y llamar. Sentir la trama volcánica en el tejido de una fuente.

2.Es un golpe repentino, al igual que una erótica. Sería un error no ver en la trama de una buena crítica un arte que consiste en tocar con pocas palabras (esto es algo que requiere agudeza, intuición, destreza y oficio). Es un arco que se tensa para dar en el blanco.

3.La crítica es una guardiana, una lamparilla de noche: ¿se ha escrito lo suficiente sobre este rasgo relacional? Es una mediadora indispensable que participa en el cuidado y mantenimiento de las obras. Su intención no es ni conservar ni exponer, ni siquiera discriminar fríamente, sino estar vigilante buscando conversar con las obras, y al conversar ella también convierte nuestra manera de acercarnos, comprender, escuchar y leer la obra de un artista. Es una narradora, por la noche, cuando cuenta historias sobre obras de arte, exposiciones visitadas, artistas a quienes ha conocido junto a un fuego que contrae el tiempo. Mucho antes de legitimar o incluso juzgar a través de un filtro, ella narra, y es en esto que ella vigila, desde lejos, las imágenes de los artistas que son espíritus que nos poseen. Ella vigila también a eso que nosotros llamamos « arte ». La crítica, siempre diferente, no cesa de traducir esta curiosa palabra de una lengua a otra en busca de singularidades. No se conforma con mantener una conversación, ella sostiene también una reflexión entre sus saltos de roca en roca.

4.La crítica se sitúa entre la ligereza de la actualidad y la pesadez de la historia.

5.Yo la imagino como una adivina que emprende un viaje, a ciegas, para dar testimonio — ¿de qué? de un encuentro.

6.La crítica se vuelve oral. Pensemos en los podcasts sobre arte que aparecen por todas partes, en las guías orales que escuchamos mientras recorremos ciertos museos, en las críticas-performances que se sitúan entre la poesía y la crítica (me refiero a las prácticas críticas del colectivo francés Jeunes Critiques d’Art y a la plataforma crítica inglesa The White Pube). Este fenómeno cultural (pero también tecnológico) de oralización ya fue predicho por el poeta-filósofo Édouard Glissant en los años 80, y desde hace algunos años ha impactado masivamente en la crítica de arte como medio y género literario. El texto se relativiza como Edicto, la palabra se valoriza como relato. La crítica afrocaribeña recuerda entonces a sus narradores en la noche de la plantación, para quienes la creación nunca fue algo en sí y por sí mismo ni siquiera un texto, sino un cotilleo que se cuenta en la antesala del poder.

7.A veces es poesía (esto lo sabemos al menos desde Diderot). A veces es incluso difícil hacer la diferencia entre crítica y poesía. Pensar en la crítica como un simple discurso sobre el arte es olvidar su aspecto lúdico. Es una artimaña, una especie de mangosta que se desliza entre los palos porque no busca obtener un poder cualquiera ni una centralidad cualquiera. Desde su refugio bajo la luna y su memoria activa (que es una memoria de las obras que nos acompañan) ella vigila, de cerca, la historia y el desciframiento de un arte caribeño aún por des-definir y definir, para así situar mejor este Mar a la vez arremolinado y errante que llamamos Caribe.

Chris Cyrille