ORIENTATION DÉSORIENTATION RÉORIENTATION
Seloua Luste Boulbina
Carte ancienne (détail)
La fin s’abîme au commencement.
—Édouard Glissant
Les « cartographies » et les « circuits » de l’art interrogent en ce qu’ils sont justement des cartographies et des circuits. Or on ne peut dessiner de cartographies que d’espaces connus. On ne peut suivre de circuits qu’entre lieux déjà repérés. Qui plus est, ces cartographies et ces circuits de l’exploration esthétique sont aussi ceux de la spéculation financière. En juillet 2021, Damien Hirst, surfant sur la vague NFT, a vendu à 2000 dollars pièce, 10 000 formats A4 de la série Spot Painting pour un total de vingt millions de dollars. A chaque acquéreur de choisir, dans un délai d’un an, entre la version matérielle ou la version numérique de l’œuvre. En 2022, une araignée (spider) en acier de Louise Bourgeois produite en 1966 et haute de trois mètres a été acquise à quarante millions de dollars. Je parle d’une artiste femme (…) mais morte. La marchandisation de l’art à l’ère néo-libérale consacre des « évènements » comme Art Basel, foire d’art contemporain qui accueille 90 000 personnes chaque année. 4000 artistes, 300 galeries, 35 pays. Les Nations Unies reconnaissent 197 États souverains. Mais n’y a-t-il pas plus de « pays » dans le monde ? A cette aune, Art Basel, à l’instar des autres manifestations internationales, est la partie pour le tout : une synecdoque. La partie pour le tout : le Nord pour le Sud. « L’Occident » pour le monde entier. Des parties intérieures sont entièrement inconnues aux Européens… On assure que ce lac a une grande étendue vers le Nord…
L’Eternal Tour du collectionneur est un circuit imposé : il lui faut visiter les hauts-lieux de l’art contemporain pour voir ce qui se fait, où l’on en est, ce que les choses vont devenir. Les visites sont guidées, un guide professionnel ou un conseiller personnel peut orienter le visiteur. La FIAC propose ainsi des services particuliers. « Des visites guidées, menées par des historiens de l’art, seront proposées à vos invités. Ils les accompagneront à la découverte d’une sélection de galeries pour une visite « Panoramique » de la FIAC, où différents courants artistiques allant de l’art moderne à l’art émergent seront présentés. Ces visites guidées sont conduites et organisées par notre partenaire Artstorming. Chaque conférencier s’adapte en fonction de l’arrivée des invités. Les visites s’effectueront par groupe de 12 personnes maximum. » Il est également possible de choisir son parcours sur le mode Lonely Planet, à l’aide d’un manuel de la visite : « Chaque année, le guide Hazan sort sa sélection internationale d’artistes, afin d’orienter l’acheteur indécis dans le domaine de l’art contemporain. Écrit par une des meilleures spécialistes françaises du marché de l’art, il n’est ni exhaustif, ni confidentiel, et s’adresse à toutes les bourses de collectionneur. Sa liberté de ton, arbitre subjectif du goût, détermine le choix des quelque 200 artistes, plus de 100 galeries ou centres d’art, et 11 salons ou foires référencés. » L’une des « meilleures spécialistes » est journaliste et française. Quant au lecteur, il est d’abord et avant tout un acheteur potentiel.
En ce sens, le sens de l’orientation est primordial qui permet de saisir suffisamment tôt une œuvre dont la valeur marchande, autrement dit le prix, augmentera ultérieurement, parfois dans des proportions très considérables.
Quelles foires et quelles biennales ? Quelles galeries ? Quels et quelles artistes ? Le parcours est généralement fléché, y compris pour « découvrir » de nouveaux artistes ou « suivre » des artistes émergents. Le Sud global est-il pour autant hors circuit ? La Biennale de Dakar (Sénégal, 1989) ou de Sao Paulo (Brésil, 1951) sont de véritables « rendez-vous ». 1:54, créé en 2013 par Touria El Glaoui, est un contre-feu. Voici qui témoigne d’un élargissement dans l’internationalisation des arts visuels et d’une relative plasticité du champ. La galerie Véronique Rieffel (Abidjan) représente ainsi la peintre caribéenne française Johanna Mirabel (1991) dont elle a présenté avec succès un solo show lors de la dernière foire 1:54 à New York, en 2022. La création de cette galerie en Côte d’Ivoire, après celle de Cécile Fakhoury – qui s’est développée ensuite à Dakar et à Paris – étoffe le réseau existant avec LouiSimone Guirandou et la fondation Donwahi notamment. Le continent africain a, depuis les indépendances, conquis sa place dans la sphère de l’art contemporain avec des artistes internationalement reconnus comme, pour n’en citer que quelques-uns, le sculpteur ghanéen El Anatsui, le dessinateur sud-africain William Kentridge ou encore l’américano-éthiopienne Julie Mehretu, représentée par la galerie Marian Goodman, qui est exposée dans les collections permanentes du Moma.
La décentralisation a déjà eu lieu. Mais cela s’accompagne-t-il d’un décentrement ? Ce n’est pas certain. Ainsi, la vente d’art aborigène s’est d’abord développée dans le Nord global, à l’extrême fin du 20e siècle. Cet essor dans la diffusion a été stimulé par la maison de ventes Sotheby’s (New York, Londres, Paris, Los Angeles). Mais au lieu d’être défendues comme relevant de l’art contemporain, les œuvres ont été cataloguées parmi les « Arts anciens et ethnographiques ». Autrement dit comme des curiosités anthropologiques. Ces œuvres sont tombées sous l’empire de la « tradition ». Elles sont valorisées au nom de la tradition plus que de la créativité. Comme des artefacts-témoins culturels plus que des œuvres d’art contemporain. Ce « malentendu » est idéal-typique : il révèle, dans la réception, la différence fondamentale de statut établie, dans le Nord global, entre des œuvres du Nord, des œuvres du Sud jugées semblables aux œuvres du Nord – je pense à la « redécouverte » d’un peintre « moderne » tel que le marocain Mohamed Melehi (1936-2020), représentant de « l’alter-abstraction » ou de « l’abstraction non-alignée » – et des œuvres du Sud marquées par leur étrangeté aux courants de l’art contemporain du Nord. Il est clair que j’emploie ici les termes Nord et Sud par commodité. Ces dernières, les œuvres étrangères du Sud, sont – du moins pour commencer – regardées au prisme du primitivisme. Dans ce cadre, la singularité de l’artiste est insignifiante et s’efface, tout comme son nom, derrière la culture dont elle n’est au fond qu’un exemplaire et une expression.
La réception repose ici sur un malentendu colonial qui trace une frontière entre les uns et les autres. Si l’œuvre est appréciée, ce n’est pas sur les mêmes bases que celles du Nord. Avoir des assistants devient alors, pour un artiste un facteur de dépréciation alors que c’est un élément de considération ailleurs. Ce fut le cas de l’australien Turkey Tolsen Tjupurrula (1938-2001) qui, parce qu’aborigène, était censé, de ce fait, manquer d’authenticité. L’italien Maurizio Cattelan, quant à lui, peut faire faire ses sculptures par un autre, son mérite ni son talent n’en sont pas pour cela diminués. Dans un autre espace, Haïti, la peinture est réduite – du moins historiquement – à la peinture « naïve » porteuse de « l’âme » haïtienne. L’art expression du vaudou est un lieu commun de l’appréhension des œuvres, comme si elles relevaient d’une médecine secrète dont la puissance était réservée aux initiés. Comment se dit l’art d’un Lhérisson Dubréus (1971), qui participe à sa première exposition collective à la galerie Monnin en 1998 et est présent, en 2022, à la 12e biennale de Berlin ? À Paris, il figure dans la collection permanente du Quai Branly, le temple du primitivisme qui, bien qu’il montre des pièces qu’on ne voit pas ailleurs (…), mixe pièces du passé et œuvres contemporaines en ignorant et le temps et l’espace. À Berlin, tout autant désindividualisé, Lhérisson Dubréus n’est pas mieux loti:
« In the Vodou tradition, the bones and skulls of sacred animals or ancestors are preserved and used either for protection or as a sign of the continued presence of the dead among the living. The boundaries between life and death, the sacred and the profane, are fluid. Humans and spirits navigate between one world and the other, with cemeteries merely serving as entrances or exits»
Rien n’est dit de son travail personnel.
La décentralisation n’est donc pas en elle-même une décolonisation dans les arts. Elle ne suffit pas. Une désorientation est nécessaire, et indispensable pour qui veut que ces lentilles visuelles – et ces clichés – disparaissent du champ de l’art contemporain. Alors les « documents culturels » deviendront des « monuments visuels ». Il y a beaucoup de misérabilisme dans la quête d’une originalité spécifique toute différente de celle des artistes occidentaux. Les artistes de la Grand Rue, à Port-au-Prince, Guyodo, Jean Hérard Celeur, André Eugène, sont toujours mis en avant à partir de la pauvreté et de l’usage de déchets. C’est une ritournelle culturaliste récurrente. La Ghetto Biennale, fondée par André Eugène et Leah Gordon consacre sa septième édition, à Swen Moun, en 2022, au soin et à la guérison, faisant ainsi de l’art une pratique sociale du même type que celle de la médecine. Or l’analogie n’est pas la ressemblance. En même temps, Atis Rezistans – Ghetto Biennal figurent dans la Documenta 15 de Kassel avec des travaux de Michel Lafleur, Katelyne Alexis ou Harold Pierre Louis. Le konbit, le travail commun, ou partagé, qui a fait l’objet d’une conférence à la Documenta me semble un concept plus pertinent pour rendre compte de la production artistique haïtienne contemporaine. Mais le konbit s’étend-il, comme type de pratique dans le domaine des arts – ou de la pensée -, au-delà des frontières du petit pays ? Le retrouve-t-on en Martinique, en Guadeloupe ou en Guyane ? Qu’en est-il des collectifs ? Dans quelle mesure L’Artocarpe, plate-forme artistique créée par Joëlle Ferly en Guadeloupe, en 2009, relève-t-elle du konbit ?
La présence sporadique d’œuvres de la Caraïbe dans des manifestations d’art contemporain ne suffit pas à constituer une présence de la région Caraïbe. Que David Gumbs figure en bonne place dans l’édition 2022 de la foire d’art contemporain Akaa (Also Known as Africa) ou qu’Annabel Gueredrat y performe comme dans d’autres lieux ne transforme pas la position artistique de la Caraïbe dans son ensemble. Comme chacun sait, l’archipel est fragmenté entre grandes et petites Antilles : un « océan » sépare Cuba de Sainte-Lucie. En outre, la colonie a créé l’insularité indépendamment de la géographie. L’insularité postcoloniale est plus décisive, en la matière, que l’insularité géographique car tout est organisé – matériellement et symboliquement, politiquement et socialement, artistiquement et intellectuellement – en fonction de l’ancien axe centre-périphérie autrement dit ancienne métropole-ancienne colonie. La Martinique regarde et se dirige vers l’hexagone plus que vers la région. Nous héritons également de la fragmentation linguistique entre francophones, anglophones et hispanophones. Pourquoi la Martinique ne regarde-t-elle pas ailleurs ? Édouard Glissant en avait fait le constat en son temps dans son Tout-Monde (1993) : « Je suis français, monsieur, depuis 1635 ! » (…) Jusqu’au moment où les Antillais s’aperçurent qu’ils étaient tellement différents des Portugais, des Sénégalais, des Arabes et d’ailleurs, qu’ils étaient, eux et non pas ceux-là, des citoyens français, qui ne risquaient pas d’être refoulés hors des frontières, et qui avaient des droits et des privilèges, et que pourtant, oui pourtant, ils avaient tellement besoin de fréquenter enfin ceux-là, qui n’étaient pas des citoyens. »1
Les Bahamas et Porto-Rico sont orientées vers les États-Unis. Les Antilles néerlandaises vers les Pays-Bas, etc. L’émiettement est, dans la Caraïbe, à son acmé, relativement surtout à sa faible étendue et à sa faible population. Il n’y a que trois États souverains : Cuba, Haïti et la République dominicaine, très importants stratégiquement pour les États-Unis. Sans parler des DOM français, de nombreuses îles appartiennent encore au Commonwealth. Peut-être faut-il aujourd’hui (re)lire le trinidadien Eric Williams (1911-1981), le défenseur, peut-être parce qu’il était originaire d’un territoire cosmopolite, du pan-caribéisme, ou le cubain Fernando Ortiz Fernandez (1881-1969), non historiquement, à la lumière du passé, mais plutôt à la lumière du présent. Car ce qu’induit le colonialisme, c’est le face-à-face entre colonie et métropole, non le côte-à-côte entre colonies ou anciennes colonies. C’est le colonialisme, en effet, qui impose la reconnaissance que seule la métropole, ou l’ancienne métropole, a le pouvoir d’accorder. C’est le colonialisme qui édicte les normes de l’assimilation quand bien même celle-ci est impossible puisque seule la métropole a le pouvoir d’assimiler : cela se voit on ne peut plus quand la responsabilité de « l’échec » de « l’assimilation » est imputée au colonisé ou à l’ex-colonisé. La fin s’abîme au commencement, avec le démantèlement de groupes politiquement, socialement, culturellement structurés dans l’esclavage des Amériques, en particulier des Amériques insulaires.
Il faut donc partir de l’intérieur. C’est ce que font les Haïtiens depuis toujours, notamment dans la littérature et les arts. Le haïtien n’est pas, du reste, une langue réprouvée. Le cubain Wifredo Lam (1902-1982) est devenu, à l’instar d’un Aimé Césaire, incontournable : un « classique ». Au moment où le musée des Beaux-Arts de Montréal consacre une grande exposition à « Cuba, Art et Histoire », en 2008, sa directrice, commissaire générale de l’exposition, Nathalie Bondil, considère que, à Cuba, « c’est un art puissant qui sait même rire de la révolution, comme on rit d’une marque de commerce (…) L’art cubain traite du problème insulaire avec une largeur de vue qui dépasse l’île. »2 Cuba : « la clé du Golfe du Mexique »… Guérilla du symbole ? Et pourtant, les artistes ont, là-bas, longtemps travaillé sous contrainte. En 1984, quand la situation se dégèle, la première Biennal de La Habana est organisée. Lors de la troisième biennale, en 1989, l’industriel allemand Peter Ludwig commence à se constituer une collection et y fonde la Ludwig Fondation pour soutenir les jeunes artistes. Des collectifs se constituent : Los Carpinteros, créé par Marco Castillo, Dagoberto Rodríguez et Alexandre Arrechea, en est l’emblème, qui disparaît, en 2018, après vingt-six ans d’existence. En 1995, ils exposent à la Whitechapel Gallery de Londres. Dans la Caraïbe, Cuba reste un géant. Quand Cuba pavillonne à la biennale de Venise, en 2022, c’est non seulement le résultat d’une longue histoire mais aussi d’une intense réflexion. Car la proposition de l’équipe cubaine a pour titre « Terra Ignota (Proposal for a New World) » : « Terra ignota is a Latin term used in cartography to refer to regions that have not been explored, mapped, or documented, unknown territories that are still waiting to be revealed. We have apparently found most of what there is to discover on our planet, and we are now exploring other surfaces in the Solar System. However, we should strive for all forms of integration and connection between humans and nature to secure the survival of all forms of life and discover a New World.” Il faut donc aller vers les terres inconnues, sans craindre le terrain (fieldwork).
Los Carpinteros, Sofá Caliente [Hot Sofa], 2001.
Départ pour New York de la délégation cubaine pour l’exposition au MoMA en 1944. De haut en bas et de droite à gauche : Luis Martínez Pedro Enrique Labrador Ruiz, José Gómez Sicre, Felipe Orlando, Cundo Bermúdez, Victor Manuel, Amelia Peláez, Mario Carreño. Courtesy Dr. Alejandro Anreus
La Grenade a aussi eu son pavillon dans la dernière Biennale de Venise, sous un titre qui doit nous interpeller : « An Unknown that Does not Terrify », autrement dit « un inconnu qui ne terrifie pas », emprunté à Édouard Glissant. Un inconnu… Le focus du Cypher Art Collective of Grenada n’est autre que le droit à l’opacité développé par l’écrivain… Lors de la pandémie de Covid 19, sept artistes habitant dans l’île, et ailleurs, se réunissent régulièrement par zoom durant une année dans la perspective de la biennale. Le nom du groupe est une référence à la culture hip hop dans laquelle le cercle est celui de la discussion, sachant que n’importe qui peut intégrer le cercle. Mais les artistes sont partis d’une référence commune de la culture caribéenne et, spécifiquement, d’une pratique d’une île de la Grenade, Carriacou : le Shakespeare Mas’ – mas’ renvoyant à mascarade et à masque – fortement ritualisé, récemment ouvert aux femmes. Les participants, masqués et déguisés, récitent, dans ce dispositif, des passages du Jules César de Shakespeare, pour rivaliser de talent, et s’affrontent à coups de bâton. C’est un bel exemple de créolisation postcoloniale. Partant de cette cérémonie, les artistes de la Grenade créent une œuvre protéiforme qui, loin de se fondre dans les représentations et les intérêts d’autres parties du monde, est la manifestation d’une singularité. Ce type de joute oratoire, performé au milieu de la foule, se retrouve néanmoins dans le Junkanu de la Jamaïque ; le Pierrot Grenade ou le Midnight Robber de Trinidad.
Cypher Art Collective, Biennale de Venise 2022
Le Cypher Art Collective de Grenada, s’est inspiré de Glissant « We know ourselves as part and as crowd, in an unknown that does not terrify. We cry our cry of poetry. Our boats are open, and we sail them for everyone » En défendant, de l’intérieur, le collectif, il affirme le pluriversel. Indubitablement, les collectifs permettent de contrer l’hégémonie de celles et ceux qui représentent, artistiquement, la « société des individus ». À l’époque de la starisation et de la selfisation de certains artistes, quand les écarts de notoriété, de revenu et de possibilités se sont accrus depuis les années soixante comme dans tous les domaines, ils augmentent la puissance des moins nantis. Encore faut-il qu’ils soient des espaces de discussion et de réflexion dans lesquels personne n’a peur de l’inconnu. L’inconnu s’incarne aussi dans les nouvelles biennales : si celle de Venise date de 1895, il faut savoir qu’en cinq ans, entre 2015 et 2020, presque soixante biennales ont été créées, quelquefois avec des moyens très limités, dont 18 en Asie et 7 en Afrique. La biennale est le lieu par excellence de la mondialisation. C’est l’espace à l’intérieur duquel les artistes peuvent sans doute le mieux se faire connaître. Elles peuvent être parfois, à rebours, devenir des territoires de la banalisation et de la normalisation d’un art contemporain abîmé dans le marketing, fut-il « engagé », surtout quand elles restent, selon l’expression d’Okwui Enwezor, d’anciens champs de force. Au début du 21e siècle, le curator n’a pas oublié la Caraïbe. Directeur artistique de la Documenta 11, en 2002, il a conçu des plates-formes préalables, dont la plate-forme 3 intitulée « Créolité et créolisation » qui s’est tenue à Sainte-Lucie l’année précédente.
Qu’en dit Okwui Enwezor ? « Cette plate-forme n’était restreinte que pour favoriser la conversation. Nous sommes allés à Sainte-Lucie parce que c’est vraiment le seul endroit des Caraïbes où le créole est la langue officielle. Nous abordons la créolité comme une sorte de théorie littéraire du langage créole. L’idée selon laquelle les vieilles discussions postmodernistes et multiculturelles sur l’hybridité aboutissent à une impasse m’intéressait. J’étais à la recherche d’un modèle de pensée plus productif, traitant des zones de contact entre des cultures différentes, et je voulais comprendre comment cela avait engendré un plus grand élan culturel pour de nouvelles façons d’être des gens… et je l’ai trouvé dans le concept de la mondialisation comme créolisation par Édouard Glissant : le monde entier est dans un processus de créolisation. Glissant propose un paradigme de réécriture permanente des modèles identitaires et des structures institutionnelles par le contact et à travers des relations éthiques qui découlent de la pratique artistique, et ainsi de suite. » C’était une façon de réorienter la Documenta de Kassel. « Nous voulons établir un diagnostic plutôt qu’un pronostic », dit-il aussi… C’est que le monde est bien malade, mais Breton n’avertissait-il pas que « Toute épave à partir de nos mains doit être considérée comme un précipité de nos désirs ? ». Les autres plates-formes, imprégnées des questionnements du moment, se sont tenues à Vienne, New Delhi, Lagos et Kassel. A l’instar d’autres manifestations d’envergure, cette Documenta fut un champ d’expérimentation.
Elle appartient, dans une certaine mesure, du fait de son commissaire, aux biennales de résistance initiées par la troisième biennale de La Havane, en 1989. Celles-ci sont orientées vers les pays non-occidentaux. Elles sont guidées par les questions du présent, celle de la discursivité notamment. Elles s’inquiètent aussi de l’homogénéisation de l’art. Les commissaires, eux-mêmes starifiés, y concourent, et, parfois, se répètent, quand ils sont responsables d’un nombre excessif de manifestations. Fort opportunément, les expositions qu’ils conçoivent pour les institutions publiques ou privées, hors les biennales, peuvent voyager. Ce fut le cas de Africa Remix, de Simon Njami, exposition qui, dans le cas français, constitua un véritable tournant, en 2005. Aujourd’hui, d’autres formes de manifestations, moins spectaculaires et moins coûteuses, se développent comme la osloBiennalen ou sonsbeek 20-24, aux Pays-Bas, sous la houlette de Bonaventure Soh Bejeng Ndikung. Sonsbeek 20-24 s’étale sur quatre ans et a présenté une première édition, en 2021, dans laquelle la Caraïbe est bien présente : « On July 1, sonsbeek20→24 will pay tribute to “Keti Koti” (Breaking the chains), the annual celebration and commemoration of the abolition of slavery in 1863 in Suriname, Curaçao, Aruba, Sint Maarten, Bonaire, Sint Eustatius, and Saba in the Caribbean. » Globalement, 250 propositions prennent place dans un programme qui s’expose dans treize lieux différents.
Sauf exception, les pays qui forment l’arc antillais, connaissent une échelle micro. Le morcellement est un obstacle. Et pourtant, rien n’empêche, au fond, la relation. Alliances internationales et collaborations transnationales peuvent compenser l’émiettement avec, par exemple, l’institution d’une biennale nomade. Quand on sait que la biennale de Lubumbashi, en RDC, avait, en 2019, un budget de 400 000 dollars US quand elle ne reçoit aucun soutien de l’État, ou que les Rencontres de Bamako, la même année, ont été dotées à hauteur de 500 000 euros, on ne peut arguer d’impossibilités financières pour créer des manifestations. Des programmes peuvent également être mis en place pour lutter contre l’insularisme, en particulier l’insularisme linguistique. Un « Moving Caribbean » pourrait entretenir la mobilité à l’intérieur de l’archipel et s’institutionnaliser entre les îles. Pour parler autrement, comment faire monde si la Caraïbe ne fait elle-même, dans son ensemble, tout-monde ? Vus de la Martinique, les Caribéens ne sont-ils pas étrangers les uns aux autres ? La Barbade y semble à des années lumières, tout autant que Porto Rico par exemple. C’est aisément observable. La parenté, au contraire, devrait rapprocher. Mais elle est une relation, et donc une action, non un fait. « Parce que je connais bien que nous venons de loin, mais tout un chacun maintenant vient de loin, et nos lointains sont tous parents, dans le Tout-monde ».4 C’est ce tout-monde qui est à faire, quels que soient les moyens du bord. C’est cette partie intérieure encore entièrement inconnue. « Si vous ne montez pas dans l’obscur, vous n’allez pas pour connaître cette lumière du Tout-monde. »5
1Edouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard, Folio, 2002, p.462
2Citée dans André Seleanu, « Art cubain, un dialogue de civilisation », Vie des Arts n°210, volume 52, 2008, p.64-68
3Cité dans Art Press du 2 juin 2002, « Documenta 11, Une autre dimension : une structure à plates-formes »
4Edouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard, Folio, 2002, p.287
5Ibidem.
Seloua LUSTE BOULBINA est philosophe, ancienne directrice du programme La décolonisation des savoirs au Collège International de Philosophie (2010-2016) actuellement chercheuse associée (HDR) au Laboratoire de changement social et politique de l’université Paris Cité. Elle enseigne à l’ESAIG. Théoricienne de la décolonisation, elle travaille sur les questions coloniales et postcoloniales dans leurs dimensions politiques, intellectuelles et artistiques. Elle a contribué à de nombreux ouvrages et catalogues d’exposition sur l’art moderne et contemporain dont Quantité de Mouvement.s, dir. A.Dakouo, Akaa/Présence Africaine 2022. Parmi ses multiples communications, elle est intervenue au Séminaire de l’École du Louvre à Neuchâtel (7-12-2021), à l’Esad (12-11-2021), à l’Universitad Nacional de Colombia dans le cadre de Fragmentos Arte y Memoria (14-10-2021) ou au CCA de Fort-de-France (28-04-2022). Elle a dirigé et écrit plusieurs ouvrages dont Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), les Presses du réel, 2018 et a notamment édité Tocqueville, Sur l’esclavage, Actes Sud, 2008.
ORIENTATION DISORIENTATION REORIENTATION
Seloua Luste Boulbina
Old Map (Detail)
The end sinks into the beginning.
—Édouard Glissant
The “cartographies” and “circuits” of art raise the question of what exactly cartographies and circuits really are. For we can only really draw cartographies of known spaces. We can only follow circuits that tie together regions that have already been identified. What’s more, the cartographies and circuits of aesthetic exploration are also those of financial speculation. In July 2021, Damien Hirst, surfing the NFT wave, sold ten thousand A4-format editions from the series Spot Painting at $2,000 apiece for a total of $20,000. Each buyer was given a year to choose between keeping either the material or digital version of the artwork. In 2022, one of Louise Bourgeois’ iron spiders, made in 1966 and measuring three meters high, was acquired at $40 million. I’m talking about a woman artist . . . who is nonetheless dead. The commodification of art in the era of neoliberalism consecrates “events” like Art Basel, a contemporary art fair that welcomes ninety thousand people every year. Four thousand artists, three hundred galleries, thirty-five countries. The United Nations recognizes 197 sovereign states. But aren’t there more “countries” in the world? Like other international events, Art Basel is the part for the whole: a synecdoche. The part for the whole: the North for the South. The “West” for the entire world. Interior parts remain completely unknown to Europeans . . . It is said that this lake extends far to the North . . .
The eternal tour of the collector is an imposed circuit: he must visit the vaulted realms of contemporary art to see what’s going on, where we are, what’s coming next. These are guided visits; a professional guide or a personal adviser can help to orient the visitor. The FIAC (International Contemporary Art Fair) offers just such services. “Guided visits, led by art historians, will be offered to guests. They will accompany guests as they discover a selection of galleries for a “panoramic” experience of FIAC, where different artistic trends ranging from modern to emerging art are on view. These guided tours are led and organized by our partner Artstorming. Each tour guide will accommodate the arrival of the guests. Tours will have a maximum of twelve people.” One can also go Lonely Planet–mode and choose their own route with the help of a manual. “Every year, the Hazan Guide publishes its selection of international artists with the aim of orienting the uncertain buyer within the field of contemporary art. Written by one of the best French specialists of the art market, the list is neither exhaustive nor confidential, and addresses collectors of all budgets. Its casual tone, a subjective arbiter of taste, selects and presents some two hundred artists, more than one hundred galleries or art centers (institutions), and eleven salons or fairs.” “One of the best specialists” is a French journalist, while the imagined reader is, above all, a potential buyer.
Thus, a sense of orientation that allows for the early selection of an artwork whose market value, in other words its price, will later increase, sometimes very considerably, is essential. Which fairs and which biennials? Which galleries? Which artists? The path is generally well-marked and involves “discovering” new artists or “following” emerging artists. Does this mean that the Global South has been left out of the loop? The Dakar Biennale (Senegal, 1989) and the São Paulo Biennial (Brazil, 1951) are true “rendezvous” destinations. 1-54, founded in 2013 by Touria El Glaoui, constitutes a counterfire. It is a testimony to growth in the internationalization of the visual arts and to the relative flexibility of the field. The Véronique Rieffel Gallery (Abidjan) represents the French-Caribbean painter Johanna Mirabel (1991), whose work they successfully presented in a solo show at the most recent edition of 1-54 in New York in 2022. The opening of this gallery in Côte d’Ivoire after Cécile Fakhoury’s gallery—which went on to inaugurate locations in Dakar and Paris—has notably expanded the existing network, along with LouiSimone Guirandou Gallery and the Donwahi Foundation. Since its independences, the African continent has conquered its place in the sphere of contemporary art with such internationally recognized artists as the Ghanaian sculptor El Anatsui, the South African artist William Kentridge, and the Ethiopian-American artist Julie Mehretu, who is represented by Marian Goodman Gallery and whose work forms part of MoMA’s permanent collection.
Decentralization has already taken place. But has it been accompanied by a decentering? This remains uncertain. The sale of Indigenous art first developed in the Global North at the very end of the twentieth century. The rise in the movement of this art was stimulated by the big auction houses like Sotheby’s (New York, London, Paris, Los Angeles). But rather than being defended as contemporary art, the work was cataloged as “Ancient and Ethnographic Art”; in other words, as anthropological curiosities. These works fell under the empire of “tradition.” They are valorized more in the name of tradition than that of creativity, as cultural witnesses and artifacts rather than as contemporary works of art. This “misunderstanding” is typical: the reception of these works reveals the fundamental difference in status that has been established in the Global North between works from the North, works from the South judged to be similar to works from the North—I’m thinking of the “rediscovery” of a “modern” painter like the Moroccan Mohamed Melehi (1936-2020) whose work is seen as representative of “alter-abstraction” or “non-aligned abstraction”—and works from the South marked by their foreignness to the contemporary art trends of the North. Clearly, I am using the terms “North” and “South” out of convenience. The latter group, the foreign artworks from the South, are regarded—at least at first—through the prism of primitivism. In this context, the singularity of the artist is judged to be insignificant and disappears, along with their name, behind the culture of which they are seen to be merely an example and an expression.
Here reception rests on a colonial misunderstanding that traces a border between the ones and the others. If an artwork is appreciated, it is not on the same basis as artworks from the North. Having assistants thus becomes a factor of depreciation for some artists of the Global South even while it is a marker of prestige for artists elsewhere. Such was the case of the Australian artist Turkey Tolson Tjupurrula (1938-2001) who was seen as lacking authenticity for employing helpers because he was an Aboriginal Australian. Meanwhile, the Italian Maurizio Cattelan can have his sculptures produced by someone else without jeopardizing his merit or his talent. Elsewhere, in Haiti painting has been reduced—at least historically speaking—to “naive” painting representative of the Haitian “soul.” Seeing Haitian art as an expression of Vodou is a common mode of interpretation, as if artworks spoke through some secret medicine whose power is reserved only for the initiated. How then should we talk about the art of Lhérisson Dubréus (1971), who participated in his first group show at Monnin Gallery in 1998 and has been included in the 12th Berlin Biennale in 2022? In Paris, his work is included in the permanent collection of the Musée du quai Branly – Jacques Chirac, that temple of primitivism which, while showing pieces that we wouldn’t see elsewhere, mixes pieces from the past with contemporary artworks while paying no attention to time and space. Lhérisson Dubréus has not fared better in Berlin, where he has been subjected to the same process of deindividualization: “In the Vodou tradition, the bones and skulls of sacred animals or ancestors are preserved and used either for protection or as a sign of the continued presence of the dead among the living. The boundaries between life and death, the sacred and the profane, are fluid. Humans and spirits navigate between one world and the other, with cemeteries merely serving as entrances or exits.” Nothing is said of the personal in his work.
Decentralization in the artworld does not therefore constitute in-and-of-itself decolonization of the arts. It is not enough. Disorientation is necessary, is indispensable for anyone who wants these visual lenses—and their clichés—to disappear from the field of contemporary art. It is only then that “cultural documents” will become “visual monuments.” There is much misery in the quest for a specific originality completely different from that of Western artists. The artists of the Grand Rue in Port-au-Prince—Guyodo, Jean Hérard Celeur, André Eugène—are always highlighted for their poverty and their use of debris. This is a recurrent culturalist refrain. In 2022 the Ghetto Biennale, founded by André Eugène and Leah Gordon, dedicated its seventh edition to Swen Moun [Heal People]—that is, to care and healing, thus making art into a social practice similar to medicine. But analogy isn’t resemblance. Atis Rezistans-Ghetto Biennale was also featured in Documenta fifteen in Kassel with work by Michel Lafleur, Katelyne Alexis, and Herold Pierre Louis. Konbit, a Haitian Creole word for communal or shared work that was the subject of a conference at documenta, seems to me to be a more relevant concept for talking about contemporary Haitian artistic production. But will konbit be understood as a form of artistic—or intellectual—practice beyond the borders of the little country? Can it be found in Martinique, in Guadeloupe, or in French Guiana? What about collectives? To what extent does L’Artocarpe, an artistic platform created by Joëlle Ferly in Guadeloupe in 2009, participate in konbit?
The sporadic presence of Caribbean artworks at contemporary art events is not enough to constitute a presence of the Caribbean region. That David Gumbs figured prominently in the 2022 edition of the contemporary art fair AKAA (Also Known as Africa) or that Annabel Gueredrat performed there, as she has in other places, does not transform the position of the Caribbean in the arts as a whole. As everyone well knows, the archipelago is divided between the Greater and Lesser Antilles: an “ocean” separates Cuba from Saint Lucia. Moreover, the colony created insularity independently from geography. Postcolonial insularity is more materially decisive than geographic insularity because everything is organized—materially and symbolically, politically and socially, artistically and intellectually—as a function of the axis of center-periphery, in other words, along the axis of the former metropole-former colony. Martinique looks to and directs itself towards France more than it does to the region. We also inherited the linguistic fragmentation that divides French-speaking, English-speaking, and Spanish-speaking islands. Why doesn’t Martinique look elsewhere? Édouard Glissant noted as much in his novel Tout-monde (1993): “‘I’ve been French, sir, since 1635!’ . . . Until the moment French Caribbean people noticed that they were so very different from the Portuguese, the Senegalese, Arabs, and moreover, that they—they and not them—were French citizens, who didn’t risk being deported and who had rights and privileges, and yet—yes yet—they had such a need to spend so much time with them, those who weren’t citizens.”1
The Bahamas and Puerto Rico are oriented towards the United States, the Dutch Antilles towards the Netherlands, etc. Fragmentation in the Caribbean is at its highest peak, above all in relation to its size and population. There are but three sovereign states: Cuba, Haiti, and the Dominican Republic. Many of the islands still belong to the British Commonwealth, not to mention the French overseas departments. Is today a good day to (re)read the Trinidadian Eric Williams (1911-1981), champion—perhaps because he was from a cosmopolitan territory—of pan-Caribbeanism, or the Cuban Fernando Ortiz Fernández (1881-1969), not simply as historical documents in the light of the past, but in the light of the present? Because what colonialism sets up is a face-to-face between the colony and the metropole, not a side-by-side between colonies or former colonies. It is colonialism, in effect, that imposes the idea that only the metropole or the former metropole has the ability to provide. It is colonialism that decrees the norms of assimilation even while it is impossible to assimilate anyway because only the metropole has the ability to assimilate. However, this fact can no longer be discerned when the responsibility for the “failure” to “assimilate” is assigned to the colonized or ex-colonized. The end sinks into the beginning with the dismantling of groups that were politically, socially, and culturally structured on the slavery of the Americas, especially the islands of the Americas.
Thus, we must begin from the interior. That’s what the Haitians have done since forever, notably in literature and the arts. Haitian is not, moreover, a reprobate language. The Cuban Wifredo Lam (1902-1982) has become, like Aimé Césaire, indispensable; a “classic.” When the Montreal Museum of Fine Arts dedicated a big exhibition to Cuba: Art and History in 2008, the director and chief curator Nathalie Bondil wrote that in Cuba “there is powerful art that also has the ability to laugh at the revolution, as we might laugh at a trademark . . . Cuban art treats the problem of the island with an expansiveness that exceeds the island.”2 Cuba: “the key of the Gulf of Mexico”. . .Guerilla symbolism? And yet, artists there have long worked under duress. In 1984 when the situation began to thaw, the first Havana Biennial was organized. During the third biennial in 1989, the German industrialist Peter Ludwig began to build a collection and founded the Ludwig Foundation to support young artists on the island. Collectives began to form, of which Los Carpinteros was emblematic. Created by Marco Castillo, Dagoberto Rodríguez, and Alexandre Arrechea, Los Carpinteros exhibited at Whitechapel Gallery in London in 1995 and ultimately disbanded in 2018 after twenty-six years in existence. Cuba remains a giant in the Caribbean. Its pavilion at the 2022 Venice Biennale was the result not only of a long history, but also of intense reflection. The Cuban team gave their project the title Terra Ignota, (proposals for a New World), writing: “Terra ignota is a Latin term used in cartography to refer to regions that have not been explored, mapped, or documented, unknown territories that are still waiting to be revealed. We have apparently found most of what there is to discover on our planet, and we are now exploring other surfaces in the solar system. However, we should strive for all forms of integration and connection between humans and nature to secure the survival of all forms of life and discover a New World.” We must go towards unknown lands without fearing the terrain (fieldwork).
Los Carpinteros, Sofá Caliente [Hot Sofa], 2001.
The Cuban Delegation prior to their departure for the MoMA exhibition in 1944. From top to bottom and right to left: Luis Martínez Pedro, Enrique Labrador Ruiz, José Gómez Sicre, Felipe Orlando, Cundo Bermúdez, Victor Manuel, Amelia Peláez, and Mario Carreño. Courtesy of Dr. Alejandro Anreus.
Grenada also had its own pavilion in the last Venice Biennale with a title that should call our attention: An Unknown that Does Not Terrify, a phrase borrowed from Édouard Glissant. An unknown . . . The focus of the Cypher Art Collective of Grenada is none other than the right to opacity, a concept developed by the writer. During the COVID-19 pandemic, seven artists living on the island and abroad met regularly on Zoom over the course of the year leading up to the biennale. The group’s name is a reference to hip-hop culture, where a “cypher” refers to a circle of participants making music. Here, the circle is a circle of discussion, and it is understood that anyone may join the circle at any time. But the artists also built off a shared reference to Caribbean culture, more specifically, a practice rooted in one of Grenada’s islands, Carriacou, namely the Shakespeare Mas’—mas’ from masquerade and mask—a deeply ritualized event that has only recently become open to women. In this event, masked and disguised participants recite passages from Shakespeare’s Julius Caesar, competing theatrically while engaging in swordplay. It is a beautiful example of postcolonial creolization. Building off this ceremony, artists from Grenada have created a protean artform that represents a singularity that refuses to conform to the representations and interests of other groups in the world. This kind of oratorical joust, performed in the middle of a crowd, has counterparts in Jamaica’s Junkanoo and the Pierrot Grenade or Midnight Robber of Trinidad.
Cypher Art Collective, Venice Biennale, 2022.
The Cypher Art Collective of Grenada took inspiration from Glissant: “We know ourselves as part and as crowd. In an unknown that does not terrify. We cry our cry of poetry. Our boats are open, and we sail them for everyone.” While defending the collective, Glissant affirms the pluriversal. Indubitably, collectives offer an opportunity for countering the hegemony of those who represent the “society of individuals” in their art. In the age of the celebrification and selfie-stardom of certain artists, when disparities in fame, revenue, and opportunity have continued to grow since the sixties—as they have in every field, collectives help to expand the power of the least wealthy. They must continue to offer spaces of discussion and reflection where nobody is afraid of the unknown. The unknown also finds embodiment in new biennials: while the Venice Biennale dates from 1895, it is also important to note that almost sixty biennials were created—some with very limited funding—in the five years between 2015 and 2020, eighteen of them in Asia and seven in Africa. The biennial is the zone par excellence of globalization. It is the space within the interior where artists can best make themselves known. On the other hand, biennials can also at times become territories of the banalization and normalization of a contemporary art mired in marketing—no matter how “engaged”—especially when they remain in the realm of the old forcefields, to use Okwui Enwezor’s expression. At the beginning of the twenty-first century, this curator did not forget the Caribbean. As the Artistic Director of Documenta11 in 2002, he designed several foundational platforms for the exhibition, including Platform3 Créolité and Creolization, which also had a conference held in Saint Lucia the year before.
What does Okwui Enwezor say about this?
This platform was not only designed to improve conversation. We went to Saint Lucia because it really is the only region in the Caribbean where Creole is the official language. We landed on créolité as a kind of literary theory of the Creole language. I was interested in the idea that the old postcolonial and multiculturalist conversations about hybridity were coming to an impasse. I was in search of a more productive model of thinking, one that could deal with zones of contact between different cultures, and I wanted to understand how this was engendering a greater cultural impetus for new ways of being people . . . and I found it in Édouard Glissant’s concept of globalization as creolization: the whole world is undergoing a process of creolization. Glissant proposes a paradigm in which identitary models and institutional structures are constantly being rewritten as a result of contact and through the ethical relationships that flow out of artistic practice and the like.3
This was one way of reorienting documenta in Kassel. “We want to establish a diagnostic rather than a prognostic,” he said. “The world is very sick, but didn’t Breton warn that ‘Every wreckage that has been wrought by our hands should be considered the precipitate of our desire’?” Other platforms exploring other questions of the moment were held in Vienna, New Delhi, Lagos, and Kassel. Like other such large-scale events, this Documenta was a field of experimentation.
Thanks to its director, this edition of Documenta can be seen as belonging, to a certain extent, with other biennials of resistance, a category inaugurated by the Third Havana Biennial in 1989. These are biennials oriented towards non-Western countries. They are structured according to contemporary questions, notably the question of discursivity. They are also concerned with the homogenization of art. Curators, often themselves celebrities, can contribute to this problem, sometimes repeating themselves when they are in charge of too many events. Luckily, however, exhibitions designed for public and private institutions—outside of biennials—can travel, as did Simon Njami’s Africa Remix, an exhibition that constituted a real turning-point in France in 2005. Today, other less spectacular and less expensive kinds of events are developing, like the Oslobiennalen or sonsbeek20->24 in the Netherlands. Under the leadership of Bonaventure Soh Behen Ndikung, sonsbeek20->24 has been stretched out to span a period of four years, and the Caribbean was well-represented in its first edition in 2021: “On July 1, sonsbeek20–>24 will pay tribute to Ketikoti (“breaking the chains”), the annual celebration and commemoration of the abolition of slavery in 1863 in Suriname, Curaçao, Aruba, Sint Maarten, Bonaire, Sint Eustatius, and Saba in the Caribbean.” Overall, 250 proposals will be presented in a program that will be exhibited in thirteen different places.
With few exceptions, the countries that form the Caribbean archipelago know a micro scale. Fragmentation is an obstacle. And yet, nothing really prevents relation. International alliances and transnational collaborations can compensate for this fragmentation through, for example, the creation of a nomadic biennial. It is well-known that the 2019 Lubumbashi Biennial in the Democratic Republic of the Congo had a budget of $400,000 with no help from the state, and that up to €500,000 were donated to the Rencontres de Bamako of the same year, so we can no longer use financial impediments as an excuse for not creating events. Programs that fight against insularity, and linguistic insularity in particular, can also be implemented. A “moving Caribbean” could encourage mobility within the archipelago and become institutionalized among the islands. In other words, how can we make a world if the Caribbean doesn’t make of itself as a whole a Whole-World?4 Observing from Martinique, don’t Caribbean people seem like strangers to each other? Barbados seems light years away, as does Puerto Rico. It’s easy to see. We should approach kinship. But it is a relation and thus an action, not a fact. “Because I know very well that we come from far away, but now everyone comes from far away, and our distances are all related in the Whole-World.”5 It is this Whole-World that we must make by whatever means necessary, this interior zone that is still entirely unknown. “If you don’t enter into obscurity, you will never know the light of the Whole-World.”6
1Translator’s translation. Édouard Glissant, Tout-Monde (Paris: Gallimard, 2002), 462.
2Quoted in André Seleanu, “Art cubain: un dialogue de civilization,” Vie des Arts 52, no. 210 (2008): 64-68, https://www.erudit.org/en/journals/va/2008-v52-n210-va1094571/52450ac.pdf.
3Translator’s translation. Tim Griffin and Okwui Enwezor, “Documenta’s New Dimension,” Art Press, June 2, 2002, 24-32 https://www.artpress.com/2002/06/01/documenta-11-une-autre-dimension-une-structure-de-plates-formes/.
4Translator’s note: In French, tout-monde, a reference to the term developed by Édouard Glissant and the title of his novel that the author cites throughout the text. Tout-monde has been translated variously as “all-world”, “one-world”, and “world in its entirety.” I refer my choice of “Whole-World” to Celia Britton’s translation of Édouard Glissant, Treatise on the Whole-World, trans. Celia Britton (Liverpool: Liverpool University Press, 2022).
5Translator’s translation. Édouard Glissant, Tout-monde (Paris: Gallimard 2002), 287.
6Ibid.
Seloua LUSTE BOULBINA is a philosopher, former director of the Décolonisation des savoirs program at the Collège International de Philosophie (2010-2016), and current associate researcher at the Laboratoire de changement social et politique at Université Paris Cité. She teaches at L’école Estienne (ESAIG). A theorist of decolonization, she works on colonial and postcolonial questions in their political, intellectual, and artistic dimension. She has contributed to numerous publications and exhibition catalogs on modern and contemporary art, including Quantité de Mouvement.s, organized by Armelle Dakouo (AKAA/Présence Africaine, 2022). Among her many lectures, she has spoken at the Ecole du Louvre seminar in Neuchâtel (December 7, 2021), at the ESAD in Grenoble (November 12, 2021), at the Universidad Nacional de Colombia in the series Fragmentos, Espacio de Arte y Memoria [Fragments, Spaces of Art and Memory] (October 14, 2021), and at the CCA in Fort-de-France (April 28, 2022). She has edited and written many publications, including Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs, (arts, littérature, philosophie) (les presses du réel, 2018), and, notably, Alexis de Tocqueville, Sur l’esclavage (Actes Sud, 2008).
Orientación, desorientación, reorientación
Seloua Luste Boulbina
Mapa antiguo (detalle)
El fin se abisma en su comienzo.
—Édouard Glissant
Las “cartografías” y los “circuitos” del arte se preguntan qué son exactamente las cartografías y los circuitos. Sólo podemos trazar mapas de espacios conocidos. Sólo podemos seguir los circuitos de los lugares que ya han sido identificados. Es más, las cartografías y circuitos de la exploración estética son también aquellos de la especulación financiera. En julio de 2021, aprovechando la ola de los NFT, Damien Hirst vendió diez mil piezas en formato A4 de su serie Spot Painting [Pintura de puntos] a $2,000 dólares estadounidenses cada una, recaudando un total de 20 millones de dólares. Cada comprador debía escoger, en el plazo de un año, entre la versión física o digital de la obra. En 2022, una araña de acero de tres metros de altura, producida en 1966 por Louis Bourgeois, fue adquirida por cuarenta millones de dólares. Se trata de una mujer artista, aunque ya sin vida. La mercantilización del arte en la era neoliberal glorifica “eventos” como Art Basel —una feria de arte contemporáneo que reúne a más de 90 mil personas cada año, 4 mil artistas, 300 galerías y 35 países. La Organización de las Naciones Unidas reconoce 197 estados soberanos. Sin embargo, ¿qué no hay más “países” alrededor del mundo? En este sentido, Art Basel, como otros eventos internacionales, es la parte por el todo: una sinécdoque. La parte por el todo: el norte por el sur. “El Occidente” por el mundo entero. Las otras partes son completamente desconocidas para Europa. No hay duda de que este lago tiene una basta extensión hacia el norte.
El Tour Eterno del coleccionista es un circuito impuesto: es necesario que visite los lugares más selectos del arte contemporáneo para ver lo que se está haciendo, dónde se ubica, y en qué se convertirá. Las visitas son guiadas; un guía profesional o un asesor personal pueden orientarlas. Del mismo modo, la FIAC propone servicios particulares. “Se propondrán a los invitados visitas guiadas realizadas por historiadores del arte. Les acompañarán en el descubrimiento de una selección de galerías en su visita ‘panorámica’ de la FIAC, donde serán presentadas diferentes corrientes artísticas que van desde el arte moderno hasta el emergente. Estas visitas son conducidas y organizadas por nuestra empresa aliada Artstorming. Cada guía se adaptará a la llegada de los invitados. Las visitas se realizarán en grupos de 12 personas como máximo”. Es posible también delimitar su viaje con la ayuda de un manual de visita, similar al Lonely Planet: “Cada año la guía Hazan lanza su selección internacional de artistas con el fin de orientar al comprador indeciso dentro del campo del arte contemporáneo. Escrita por uno de los mejores especialistas franceses en el mercado del arte, la guía no es exhaustiva ni confidencial, y se adapta a todos los presupuestos del coleccionista. Su libertad de tono, árbitro subjetivo del gusto, determina la selección de unos 200 artistas, más de 100 galerías o centros de arte y once salones o ferias”. Una de las “mejores especialistas” es una periodista francesa. Respecto al lector, él es antes que nada un potencial comprador.
A este respecto, el sentido de la orientación es primordial para captar a buen tiempo una obra cuyo valor en el mercado —o, en otras palabras, su precio— aumentará posteriormente, a veces en proporciones bastante favorables. ¿Qué ferias y qué bienales? ¿Qué galerías? ¿Qué artistas? La ruta está generalmente señalizada para “descubrir” nuevos artistas o “seguir” la pista de artistas emergentes. Teniendo esto en mente, ¿está el Sur Global fuera del circuito? La Bienal de Dakar (Senegal, 1989) o la Bienal de São Paulo (Brasil, 1951) son verdaderos “encuentros”. 1-54, creada en 2013 por Touria El Galaoui, supone una contra-feria. Es un indicio del crecimiento de la internacionalización dentro de las artes visuales y de la relativa maleabilidad del campo artístico. La galería Véronique Rieffel (Abiyán) representa a la pintora proveniente del Caribe francés, Johanna Mirabel (1991), cuyo trabajo ha tenido una favorable exhibición individual en la emisión de 1-54 en Nueva York, de 2022. La creación de esta galería en Costa de Marfil, después de la de Cécile Fakhoury —la cual se ha desarrollado también en Dakar y París— amplía la red existente entre LouiSimone Guirandou y la Fundación Donwahi. El continente africano, después de sus procesos de independencia, ha encontrado un lugar dentro de la esfera del arte contemporáneo gracias a artistas reconocidos internacionalmente como, por sólo citar algunos: el escultor ghanés El Anatsui, el dibujante sudafricano William Kentridge, o también la estadounidense-etíope Julie Mehretu —representada por la galería Marian Goodman, y quien forma parte de las colecciones permanentes del MoMA.
La descentralización ha ocurrido ya. Pero, ¿acaso ésta va acompañada de un descentramiento? No es del todo claro. Tal es el caso de la venta de arte indígena, la cual se concibió por primera vez en el Norte global, a finales del siglo XX. Su diseminación ha sido impulsada por la casa de ventas de Sotheby’s (Nueva York, Londres, París y Los Ángeles). Sin embargo, en lugar de ser promovidas como relevantes dentro del arte contemporáneo, estas obras se catalogan bajo el rubro de “Arte antiguo y etnográfico”. A estas obras se les mira como curiosidades antropológicas y son valoradas bajo la idea de una “tradición” y no por su creatividad, como si se tratara de artefactos y testigos culturales y no de obras de arte contemporáneo. Este “malentendido” es idealmente común: revela, en la recepción, la diferencia que permea en el estatuto establecido por parte del Norte global: que opera entre obras producidas en el Norte y cómo las obras del Sur son puestas en juicio con base en su similitud con las obras del Norte. Pienso, por ejemplo, en el “redescubrimiento” de un pintor “moderno”: el artista marroquí Mohamed Melehi (1936-2020), quien fue representante de la “abstracción alternativa” o la “abstracción no alineada”; así como las obras del Sur diferenciadas por su extrañeza respecto al arte contemporáneo del Norte —quiero aclarar que empleo los términos Norte y Sur por comodidad. Las obras extranjeras, del Sur, son —al menos— vistas bajo el prisma del primitivismo. Bajo este marco, la singularidad del artista es insignificante y, por lo mismo, se desvanece; así como le sucede a su nombre, en la cultura, ahí donde no se es más que una copia y una expresión.
La recepción yace aquí sobre un malentendido colonial que traza la frontera entre los unos y los otros. Aún cuando una obra es reconocida, eso no implica que se le reconozca del mismo modo que las piezas del Norte. Hoy, que un artista tenga asistentes se ha convertido en un factor de depreciación de su obra, mientras que es un elemento a considerar en otros lugares; como sucedió con el artista australiano Turkey Tolsen Tjupurrula (1938-2001), quien, por ser indígena, fue señalado por su carencia de autenticidad. En contraste con, por ejemplo, el artista italiano Maurizio Cattelan, quien puede delegar la factura de sus esculturas a otros sin que su mérito ni talento se vean afectados. En otro lugar, en Haití, la pintura se ha reducido —al menos históricamente— a aquella “naif”, ya que porta el “alma” haitiana. Las manifestaciones artísticas del vudú se han vuelto un lugar común dentro de la apreciación de obras de arte, como si éstas fueran una medicina secreta cuya efectividad se reserva para los iniciados. ¿Qué podría decirse, entonces, del arte de Lhérisson Dubréus (1971), quién participó en su primera exposición colectiva en la galería Monnin en 1998 y luego en la Bienal de Berlín en 2022? En París, su obra es parte de la colección permanente de Quai Branly, el templo del primitivismo que, pese a exhibir piezas que no se ven frecuentemente, mezcla obras del pasado con piezas contemporáneas sin tomar en cuenta su temporalidad ni el espacio. En Berlín, donde es aún más desindividualizado, Lhérisson Dubréus tampoco se le ha criticado mejor: “en la tradición del Vudú, los huesos y cráneos de animales sagrados o ancestros son preservados y se utilizan para protección o, bien, como signo de una presencia continua de los muertos entre los vivos. Los límites entre vida y muerte, lo sagrado y lo profano, son fluidos. Los humanos y los espíritus navegan entre ambos mundos, siendo los cementerios portales para entrar y salir entre ellos”. Pero nada se dice de su trabajo personal.
La descentralización no es en sí misma un acto de decolonización dentro de las artes. No es suficiente. Es necesario e indispensable que los modos de ver —y sus clichés— sean desorientados para que desaparezcan del arte contemporáneo. Sólo así los “documentos culturales” podrían transformarse en “monumentos visuales”. La búsqueda de una originalidad concreta, que diverja de los artistas occidentales, se ha vuelto miserable. Los artistas de la Grand Rue de Puerto Príncipe, Guyodo, Jean Hérard Celeur y André Eugène, trabajan desde la pobreza y el uso de los residuos —esta es una frase culturalista recurrente. La Ghetto Bienalle, fundada por André Eugène y Leah Gordon, dedica su séptima edición, Swen Moun [Sanar a la gente], en 2022, al cuidado y la sanación, haciendo del arte una práctica social similar a la medicina. Sin embargo, una analogía no es similitud. Al mismo tiempo, Atis Rezistans – Ghetto Biennal participó también en la documenta 15, en Kassel, con obras de Michel Lafleur, Katakyne Alexis y Harold Pierre Louis. El konbit, concepto del creol haitiano para referir al trabajo común o compartido, y que de hecho fue eje central de una conferencia en documenta, me parece un concepto aún más pertinente para dar cuenta de la producción artística haitiana contemporánea. Aunque, ¿es el konbit entendido como un tipo de práctica artística —o intelectual— más allá de las fronteras de esta pequeña región? ¿Es posible que éste sea activado también en Martinica, Guadalupe o la Guyana Francesa? ¿Qué sucede con los colectivos? ¿En qué medida L’Artocarpe —plataforma artística creada por Joëlle Ferly en Guadalupe, en 2009— opera, en este sentido, como konbit?
La presencia esporádica de obras del Caribe dentro de las exhibiciones y ferias del arte contemporáneo no son suficientes para conformar una representación de dicha región. El hecho de que David Gumbs tenga una voz significativa dentro de la edición de 2022 de la feria de arte contemporáneo AKAA (Also Known as Africa) [También conocido como África], o que Annabel Gueredrat haya performado ahí mismo, como lo ha hecho en otros lugares, no transforma la posición artística del Caribe en su totalidad. Como cualquiera podría afirmar, el archipiélago está fragmentado entre grandes y pequeñas Antillas: un “océano” separa a Cuba de Santa Lucía. Pero, por otro lado, la colonia ha creado la insularidad independientemente de la geografía. La insularidad poscolonial es mucho más decisiva, en términos materiales, que la insularidad geográfica, donde todo está organizado —material y simbólicamente, política y socialmente, artística e intelectualmente— en función de la vieja relación entre centro y periferia, conocida también como la relación entre metrópolis y antigua colonia. Martinica mira hacia y se dirige más a Francia que a su propia región. Además, hemos heredado una fragmentación lingüística entre francoparlantes, angloparlantes e hispanoparlantes. ¿Por qué Martinica no mira en otra dirección? En su momento, Édouard Glissant ya lo había pensado en su publicación Tout-Monde [Todo-mundo] (1993): “¡He sido francés, señor, desde 1963! No fue hasta que la gente en Las Antillas dio cuenta de su diferencia respecto a los habitantes en Portugal, Senegal, Arabia, y muchas otras regiones, que notaron que ellos —y no tanto aquellos— eran ciudadanos franceses; que no correrían el riesgo de ser rechazados en las fronteras; que tenían derechos y privilegios; y que, pese a ello —sí, pese a ello—, tenían una fuerte necesidad por estar cerca de aquellos que no eran ciudadanos”.1
Las Bahamas y Puerto Rico se perfilan hacia los Estados Unidos. Las Antillas holandesas hacia los Países Bajos, y así va. La fragmentación en el Caribe está en su punto más crítico, sobre todo en relación con su tamaño y población. Sólo hay tres estados soberanos: Cuba, Haití y República Dominicana, cada uno con su importancia estratégica respecto a los Estados Unidos. Aparte de los territorios de ultramar franceses, hay también un gran número de islas que aún forman parte de la Mancomunidad de Naciones británica. Quizá, lo que hoy hace falta es hacer una (re)lectura del trinitense Eric Williams (1911-1981), defensor del Pan-Caribe —quizá porque era originario de un territorio cosmopolita—, o del cubano Fernando Ortiz Fernández (1881-1969); una relectura que vaya más allá de lo histórico, hacia la luz del pasado o, mejor aún, hacia la luz del presente. Porque eso que trae consigo el colonialismo es el encuentro cara a cara de la colonia con la metrópolis; colonias y regiones que alguna vez fueron tal, pero nunca una al lado de la otra. Es el colonialismo, por supuesto, aquel que impone el reconocimiento que sólo la metrópolis, o la que alguna vez fue metrópolis, tiene el poder de conceder. Es el colonialismo aquel que dicta las reglas de la asimilación, aún cuando ésta es, en sí misma, un proceso imposible, pues sólo la metrópolis tiene el poder de asimilar. No obstante, esto es mucho más visible cuando la responsabilidad del “fracaso” de la “asimilación” es atribuido al colonizado o ex-colonizado. El fin se abisma en su comienzo, junto con el desmantelamiento de grupos política, social y culturalmente estructurados sobre la esclavitud en las Américas y, puntualmente, sobre aquella que tuvo lugar en las Américas insulares.
Es necesario partir del interior. Tal como lo hicieron los haitianos desde el principio, incluso también en la literatura y las artes. El haitiano no es una lengua condenable. El cubano Wifredo Lam (1902-1982) se ha convertido, así como Aimé Césaire, en una figura clave: un “clásico”. Cuando el Museo de Bellas Artes de Montreal concibió la vasta exhibición Cuba, arte e historia en 2008, la directora y curadora en jefe de la exposición, Nathalie Bondil, consideraba que, en Cuba, “el arte es tan potente que se ríe de la revolución como uno se reiría de cualquier marca comercial […]. El arte cubano trata sus problemáticas insulares con una mirada tan amplia que rebasa a la isla misma”.2 Cuba, “la llave del Golfo de México”… ¿guerrilla de símbolos? Y, por lo tanto, los artistas, ahí mismo, han trabajado un buen rato bajo presión. En 1984, cuando la situación se enfriaba, tuvo lugar la primera Bienal de la Habana. Después de su tercera emisión, en 1989, el industrial alemán Peter Ludwig comenzó una colección y fundó la Ludwig Foundation, en La Habana, para apoyar a artistas jóvenes. Fue así que los grupos surgieron: Los Carpinteros —creado por Marco Castillo, Dagoberto Rodríguez y Alexandre Arrechea—, un colectivo emblemático desaparecido en 2018, después de 26 años de existencia. En 1995, exhibieron en la Whitechapel Gallery de Londres. En el Caribe, Cuba sigue siendo gigante. Que Cuba participara con un pabellón en la Bienal de Venecia, en 2022, fue el resultado no sólo de una larga historia, sino también de un intenso proceso de reflexión. La propuesta del equipo cubano tuvo por nombre Terra Ignota (Proposal for a New World) [Terra ignota (propuesta para un mundo nuevo)]. “Terra ignota es un término latino usado en la cartografía para referirse a las regiones que no han sido exploradas, mapeadas o documentadas; territorios desconocidos que están aún a la espera de ser revelados. Hemos encontrado, aparentemente, la mayoría de lo que puede descubrirse en nuestro planeta, y ahora estamos explorando otras superficies en el Sistema Solar. Sin embargo, debemos luchar por todas las formas posibles de integración y conexión entre la humanidad y la naturaleza para asegurar la supervivencia de todas las formas de vida y descubrir un Mundo Nuevo”. Hace falta entonces ir a los terrenos desconocidos sin temer al terreno (trabajo de campo).
Los Carpinteros, Sofá caliente, 2001
Partida a Nueva York de la delegación cubana para la exposición en el MoMA en 1944. De arriba a abajo y de derecha a izquierda: Luis Martínez, Pedro Enrique Labrador Ruiz, José Gómez Sicre, Felipe Orlando, Cundo Bermúdez, Víctor Manuel, Amelia Peláez, Mario Carreño. Cortesía del Dr. Alejandro Anreus
Granada también tuvo su propio pabellón en la última emisión de la Bienal de Venecia, bajo un título que nos confronta directamente: An Unknown that Does not Terrify [Eso desconocido que no nos aterra], citando a Édouard Glissant. Eso desconocido… El enfoque de Cypher Art Collective de Granada no es más que el derecho a la opacidad sostenido por Glissant… Después de la pandemia de la COVID-19, siete artistas, habitantes de la isla y otros lugares, se reunieron regularmente a través de Zoom durante un año para preparar su participación en la bienal. El nombre del colectivo es una referencia a la cultura hip hop de la que el círculo forma parte, sabiendo que no importa quién pueda integrar el círculo mismo.3 Los artistas partieron de una referencia común de la cultura caribeña y, específicamente, de una práctica característica de una isla en Granada: Carriacou; el Shakespeare Mas’ —Mas’ refiriendo a la mascarada y a la máscara—, un festival fuertemente ritualizado cuyas caravanas, hasta hace poco, incluyen también a mujeres. Los participantes, enmascarados y disfrazados, recitan a través de este dispositivo pasajes de Julio César de Shakespeare, y rivalizan con su talento; también, se enfrentan en grupos a la batalla. Este es un bello ejemplo de la creolización poscolonial. Tomando como punto de partida esta ceremonia, los artistas de Granada crearon una pieza proteica que, lejos de fundarse en las representaciones e intereses de otras partes del mundo, supone la manifestación de una singularidad. Este tipo de disputa oral, performada en medio de la multitud, tiene sus resonancias también en el Junkanoo jamaiquino, el Pierrot Grenade o el Midnight Robber de Trinidad.
Cypher Art Collective, Bienal de Venecia, 2022
Inspirados entonces en Glissant, Cypher Art Collective señala: “Nos reconocemos como parte de y como audiencia en ese espacio desconocido que no nos aterra. Gritamos por nuestra necesidad de poesía. Nuestros barcos están abiertos, y los navegamos para todos.” En defensa de lo colectivo, Glissant afirma la pluriversalidad. No hay duda de que los colectivos permiten confrontar la hegemonía de aquellos que representan, artísticamente, a la “sociedad de individuos”. En la época del estrellato y protagonismo de ciertos artistas, y cuando las diferencias de fama, ingresos económicos y posibilidades son acrecentadas desde los años sesenta, como en todos los otros ámbitos de la vida, los colectivos nutren el poder de los menos favorecidos. Es necesario que estas agrupaciones sigan generando espacios de discusión y reflexión, ahí donde nadie tenga miedo de ser desconocido. Lo desconocido se encarna también en las nuevas bienales: si sólo Venecia data de 1895, es importante remarcar que en cinco años, entre el 2015 y el 2020, casi 60 bienales han sido creadas, algunas de ellas con recursos bastante limitados, de las cuales 18 suceden en Asia y 7 en África. La bienal es un espacio por excelencia de la globalización. Es quizá el espacio donde los artistas pueden darse a conocer mejor. Pero, a veces, las bienales pueden estar en contra y convertirse en territorios de banalización y normalización del arte contemporáneo que se rige por la mercadotecnia, sin importar cuán “comprometido” se muestre; sobre todo cuando las bienales —como sostiene Okwui Enwezor— permanecen en el territorio de los viejos campos de poder. Al comienzo del siglo XXI, el curador no se olvidó del Caribe. Director artístico de la documenta11, en 2002, Enwezor concibió una serie de “plataformas” previas a la muestra, siendo la tercera Créolité et créolisation [Creol y creolización], presentada en Santa Lucía el año anterior.
¿Qué fue lo que Okwui Enwezor dijo al respecto?
Esta plataforma no sólo fue diseñada para estimular la conversación. Fuimos a Santa Lucía porque es ahí donde se encuentra la única región del Caribe donde el creol es la lengua oficial. Abordamos la creolidad como una suerte de teoría literaria de dicha lengua. Me interesaba la idea de que las viejas discusiones posmodernistas y multiculturales sobre la hibridación conducen ahora a un callejón sin salida. Estaba en búsqueda de un modelo de pensamiento más productivo, que tratara sobre zonas de contacto entre culturas distintas, y quería comprender cómo ahí se genera un fuerte impulso cultural por otras maneras de ser… y lo encontré en el concepto de la globalización como creolización de Édouard Glissant: el mundo entero se encuentra bajo un proceso de creolización. Glissant propone un paradigma de reescritura permanente de los modelos identitarios y de las estructuras institucionales a través del contacto y de las relaciones éticas que derivan de la práctica artística, entre otras.4
Esta fue una forma de reorientar la documenta de Kassel. “Queremos establecer un diagnóstico más que un pronóstico”, agregó el curador. “El mundo está bastante enfermo, pero ¿qué no Breton advirtió que ‘Toda catástrofe hecha por nuestras propias manos se encuentra al filo de nuestros deseos’?” Otras plataformas, impregnadas de cuestionamientos actuales, sucedieron así en Viena, Nueva Delhi, Lagos y Kassel. Tal como otros eventos de esa magnitud, esa documenta fungió como campo de experimentación.
Es por su curaduría que esa emisión de la documenta puede pensarse, de cierta manera, dentro de las bienales de resistencia detonadas por la tercera bienal de La Habana, en 1989. Éstas se han orientado hacia los países no occidentales y son guiadas por cuestiones del presente, siendo la discursividad una de las más significativas. Se preocupan por la homogeneización del arte. Los curadores, a su vez estelarizados, contribuyen a ello repitiéndose a sí mismos ante la excesiva cantidad de eventos a su cargo. Por fortuna, las exposiciones que conciben para las instituciones privadas o públicas, más allá de las bienales, pueden viajar. Como fue el caso de Africa Remix, de Simon Njami, exposición que configuró un momento crucial en Francia, en 2005. Hoy se desarrollan otras formas de eventos de este tipo, menos espectaculares y menos costosas, como sucede con la osloBiennalen o sonsbeek20→24, en Países Bajos, bajo la dirección de Bonaventure Soh Bejeng Ndikung. sonsbeek20→24 se desenvuelve a lo largo de cuatro años y ha presentado ya una primera edición en 2021, en la que el Caribe fue bien representado: “El primero de julio, sonsbeek20→24 rendirá tributo a Keti Koti [Romper las cadenas], la celebración anual y conmemoración de la abolición de la esclavitud en 1963 en Surinam, Curazao, Aruba, San Martín, Bonaire, San Eustaquio y Saba en el Caribe.” Globalmente, 250 propuestas tendrán lugar dentro del programa exhibiéndose en trece sedes distintas.
Con algunas excepciones, los países que conforman el archipiélago conocen una micro-escala. La fragmentación es un obstáculo pero, en el fondo, nada impide la relación. Alianzas internacionales y colaboraciones transnacionales pueden compensar este problema a través del establecimiento de una bienal nómada. Sabiendo que la bienal de Lubumbashi, en República Democrática del Congo, contó con un presupuesto de $400,000 dólares sin recibir ningún apoyo por parte del Estado en el 2019, o que The Bamako Encounters recibió una donación de €500,000 euros el mismo año, no podemos seguir anteponiendo las imposibilidades financieras para crear este tipo de eventos. Pueden también ponerse en marcha programas que luchen en contra de la insularidad, puntualmente en cuanto a la lingüística. Un Moving Caribbean podría contribuir a la movilidad al interior del archipiélago e institucionalizarse entre las islas. Dicho de otra forma, ¿cómo podemos hacer mundo si el Caribe no puede, en su conjunto, hacer de sí un todo-mundo5? Visto desde Martinica, ¿no son los caribeños extraños entre sí? Es fácil ver que, Barbados, por ejemplo, parece estar a años luz, casi tanto como Puerto Rico. Sin embargo, el parentesco debería ser punto de reunión. Pero esta es una relación y, por tanto, una acción, no un hecho. “Porque sé muy bien que venimos de lejos, pero ahora todos vienen de lejos y nuestros ancestros eran parientes, en el todo-mundo”6. Tenemos que hacer que este todo-mundo sea posible, con los medios que se tengan disponibles. Esta es la parte al interior que permanece desconocida. “Si no entras a la opacidad, nunca podrás conocer la luz del todo-mundo”.7
1 Traducción de la traductora. Édouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard, Folio, 2002, p. 462.
2 Traducción de la traductora. Citado en André Seleanu, “Art cubain, un dialogue de civilisation”, Vie des Arts n°210, volumen 52, 2008, pp. 64-68.
3 Nota de la traductora: el término cypher alude, en el contexto del hip hop, a la reunión de un círculo de personas para hacer música colaborativa —no tanto a manera de batalla como sucede con el freestyle— a través del rap improvisado en público.
4Traducción de la traductora. Citado en Art Press del 2 de junio de 2002, “Documenta 11, Une autre dimension : une structure à plates-formes”.
5Nota de la traductora: Todo-mundo es la traducción más utilizada en español del concepto tout-monde propuesto por Édouard Glissant en su publicación del mismo nombre, citada por la autora en este texto, para referir a una noción de mundo que excede a la diferencia y, en su lugar, hacer de las relaciones entre los puntos del mapa y sus agentes un espacio de autonomía, imprevisibilidad e imaginarios sociales en flujo.
6Traducción de la traductora. Édouard Glissant, Tout-Monde, Gallimard, Folio, 2002, p.287.
7Ibid.
Seloua Luste Boulbina es filósofa, exdirectora del programa La decolonización de saberes en el Colegio Internacional de Filosofía (2010-2016). Actualmente es investigadora asociada (HDR) en el Laboratorio de Cambio Social y Político de la Universidad Paris Cité. Es profesora en ESAIG. Teórica de la decolonialización, trabaja sobre las dimensiones políticas, intelectuales y artísticas de las problemáticas coloniales y poscoloniales. Ha colaborado en numerosas publicaciones y catálogos de exposiciones de arte moderno y contemporáneo, entre los que destacan Quantité de Mouvement.s, dir. A. Dakouo, AKAA/Présence Africaine 2022. Entre sus múltiples comunicaciones, participó en el Seminario de la Escuela de Louvre en Neuchâtel (7 de noviembre de 2021), en la ESAD (12 de octubre de 2021), en la Universidad Nacional de Colombia en el marco de Fragmentos, Arte y Memoria (14 de noviembre de 2021), y en CCA en Fort-de-France (28 de abril de 2022). Ha dirigido y escrito varias publicaciones como Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), les presses du réel, 2018; y ha editado Tocqueville, Sur l’esclavage, Actes Sud, 2008.
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