« Faire monde(s) à partir de la Caraïbe : un état des lieux »

La créativité littéraire caribéenne n’est plus à démontrer. Les références à Aimé Césaire, Édouard Glissant ou Derek Walcott abondent tant dans l’espace caribéen, qu’américain ou européen, parfois presque de manière hégémonique. Mais qu’en est-il du domaine des arts visuels ? René Ibran affirmait au début des années 1940 que l’art local (moderniste) était quasiment inexistant en Martinique[1]. Pourtant dès 1952, le premier festival d’art caribéen – centré principalement sur les artistes anglophones – voit le jour à Porto Rico. Le festival Carifesta prend le relai en 1972 en incluant cette fois la Caraïbe anglophone, francophone, hispanophone, et néerlandophone[2]. Depuis, un certain nombre d’acteur.rices, artistes, chercheur.ses, commissaires d’exposition et critiques d’arts se sont engagé.es dans des projets locaux, infra-régionaux et, de manière croissante,  internationaux : une coopération accrue mais souvent dirigée par des acteur.rices extérieur.es faisant courir le risque que la Caraïbe devienne « une figure périphérique au sein de son propre discours »[3].

Dans le tumulte d’une année marquée par une pandémie mondiale ayant fortement fragilisée le monde de la culture à une échelle internationale, de nouvelles initiatives se sont développées dans la Caraïbe. Le magazine Faire Monde(s) a discrètement fait son apparition en décembre 2020. Imaginé comme un espace de réflexion critique, il fait justement le pari de se concentrer sur les arts visuels à partir du contexte caribéen.  Faire monde(s) s’est donné l’objectif de participer à la reconfiguration et à la dynamisation de cet espace en pleine mutation en permettant un dialogue entre les Caribéen.nes, leur diaspora et le reste du monde. A travers le premier numéro, comment la revue cherche – t – elle  à mettre en tension la dichotomie entre la notion de centre et celle de périphérie, profondément ancrée dans la région ? La proposition répond-elle à l’ambition annoncée ? De manière plus pragmatique, le modèle dessiné est-il viable et comment l’initiative encore peu connue peut-elle gagner en visibilité ?

 

  1. Une nouvelle revue pour favoriser les échanges et la transmission dans et hors de l’espace caribéen : l’ambition d’une approche globale

« La transmission, tout comme la mémoire, résulte d’une réappropriation, donc d’une recréation propice à des inversions de sens ou d’espace-temps »[4].

 Le numéro inaugural de la revue questionne la notion de paysage. Les premières représentations de la Caraïbe, qu’elles soient visuelles ou textuelles nous sont parvenues à travers la subjectivité de puissances impériales colonisatrices. Elles ont donc été produites dans un rapport qui s’est construit sur le principe de l’altérité. Si les auteur.rices caribéen.nes ont largement contribué à la réappropriation littéraire du paysage en déconstruisant ou en complexifiant la vision idyllique, sauvage et exotique dominante  de celui-ci, Faire monde(s) en prenant le paysage comme point d’ancrage, tente d’opérer le même processus de réappropriation dans le domaine des  arts plastiques.

Au fil des articles, la notion de paysage se charge de diverses significations. Parmi les contributions, la représentation arcadienne du paysage, longtemps perçue comme naturelle et objective alors même qu’elle correspond à une norme socialement et culturellement construite par le prisme d’une perception européocentrée, est déconstruite. Dans l’article de Dominique Brebion, la verticalité des paysages de Jean-Luc de Laguarigue, d’Annabell Guerrero et de Pierre Roy-Camille conjugue une appréhension du paysage comme monument sur lequel se surajoute les projections mentales et sensorielles des artistes.

 

Jean- Luc de Laguarigue, La mangrove ( Comté de Lohéac, Guadeloupe) , 1985.Photographe en négatif

PierreRoy- Camille, Fantastic time, 2013. huile et feutre sur papier photobrillant

Anabell Guerrero, Bambous,photographie 2019 copyright Anabell Guerrero

La dimension historico-architecturale du paysage se perçoit davantage dans les propositions de Manuel Vásquez-Ortega et Andrea Cuevas affirmant l’existence de « lieux de mémoire » tels que Pierre Nora les a définis, c’est-à-dire des objets,  espaces  ou monuments ayant un potentiel fédérateur aboutissant à la formation d’une mémoire collective. Le travail vidéo et photographique de Manuel Eduardo González sur les ruines de l’hôtel Miramar au Venezuela, ainsi que celui d’Egardo Aragón sur le projet Mésoamérique s’inscrivent dans la reconnaissance d’une valeur mémorielle de ces paysages, comme une tentative de réhabilitation artistique et formelle pour les extraire de l’oubli, voire de la disparition du récit de l’histoire caribéenne.

Manuel Eduardo González: El Miramar en el paseo de Macuto (De la serie Coordenadas) (2015). Impresión cromogénica. 30 x 40 cm.

 

Edgardo Aragón, Mesoamérica: el efecto huracán (2015). Imágenes de documentación.
© Edgardo Aragón. Cortesía del artista

D’autres articles mettent également en tension le paysage comme espace perçu et espace vécu c’est-à-dire entre une approche psychologique socialement et culturellement construite et une approche subjective liée à des usages, des échanges et des interactions entre ces espaces-paysages et les individus qui les parcourent.

Les contributions de Pauline Bonnet et Maica Gugolati affirment la construction subjective et affective du paysage en opérant un va et vient entre le perçu et le vécu à travers les œuvres de Gwladys Gambie, Nadia Huggins et Richard Fung. Enfin, d’autres articles, notamment ceux de Gonzalo Chávez Salaza, Yalicel Gabeira Londres et Natalia Gutiérrez Montes dépeignent des paysages traumatiques façonnés par un héritage colonial et des tensions politiques encore très actuelles.

Gwladys Gambie, Untitled, ink on paper, 2018 – 65x50cm

 

Pablo Martinez , 2020, photocollage Forensic landscapes 02

L’historienne de l’art Veerle Poupeye considère, « [qu’] écrire de manière crédible sur l’art des Caraïbes est une entreprise difficile. Il s’agit d’effectuer des recherches dans plusieurs langues, dans divers contextes socioculturels et cultures intellectuelles […]. Les histoires de l’art fondamentales n’ont pas encore été écrites ou seulement partiellement et de manière problématique. »[5] La proposition de Faire monde(s), par son caractère foisonnant et hétérogène semble porter plusieurs voix, plusieurs approches de l’art dans la Caraïbe contemporaine. La revue comporte néanmoins des manques à la fois sur le fond et sur la forme.  A titre personnel, il me semble regrettable que le portfolio de Nadia Huggins soit présenté sans commentaire. Certaines photographies, notamment Sargassum Indian Bay III souligne la crise écologique et environnementale qui se joue en convoquant une réalité à laquelle est confrontée une majeure partie des habitant.es de la région : les sargasses.

Nadia Huggins, Sargassum Indian Bay III,2019      Photographie couleur numérique

Ces algues brunes particulièrement odorantes se retrouvent en Martinique, en Guadeloupe, au Mexique ou encore à la Barbade. Leon Wainwright souligne très justement « [qu’] il est nécessaire de prendre davantage conscience de ces questions d’échelle spatiale et de lieu, de connexion et de déconnexion, et de tensions globales-locales, en se demandant comment elles contribuent à faire des arts un horizon révélateur et contesté pour envisager la communauté »[6]. L’ambition large de la revue permet d’inclure de multiples discours qui gagneraient à être plus largement explicités.

 

     2. Faire monde(s) parmi une offre pléthorique

À bien des égards, Faire monde(s) est comparable à d’autres offres de revues gratuites, d’abord par l’approche territoriale. La revue MOKO créée en 2013 et publiée deux fois par an propose un angle pan-caribéen de la culture incluant la diaspora – tout comme le propose les revues BIM Arts for the 21st Century, Repeating Islands et de nombreuses autres. Si elles incluent les arts visuels, le spectre est plus large puisque la poésie, les arts performatifs et d’autres champs artistiques y sont traités. Les revues Artcrónica et Sranan Art Xposed sont davantage centrées sur les arts visuels, la première se limite au territoire cubain et la seconde au territoire surinamais. La concentration sur un espace restreint se retrouve fréquemment dans ces offres gratuites.

La nouvelle revue se distingue à nouveau par son approche globale et trilingue. A cause de son faible nombre de locuteur.rices, le néerlandais est souvent exclu des offres multilingues. Il représente en effet un investissement trop important par rapport à l’impact potentiel ce qui justifie son exclusion pour le web magazine. Ce choix n’est pas inédit puisque la revue Minorit’Art s’est construite sur le même modèle. Cependant, l’approche exclusivement décoloniale de la seconde rend l’existence de Faire monde(s) différente et pertinente. Mais l’ambition est grande pour une revue disponible gratuitement. Elle est difficilement comparable aux projets tels que Small Axe ou Recherches en Esthétique bénéficiant d’un réseau et d’un rayonnement académique (l’université Duke pour l’une et l’université Antilles-Guyane pour l’autre). Disponible au format papier et numérique, elles sont toutes deux transdisciplinaires et internationales bien qu’accordant une place privilégiée à la création caribéenne. Elles font aujourd’hui partie des offres les mieux diffusées dans la région, particulièrement Small Axe pouvant toucher un public large puisqu’éditée en langue anglaise. De plus, la formule payante et la possibilité de souscrire à un abonnement les éloignent du modèle du tout nouveau projet Faire monde(s). 

Malgré les difficultés identifiées, l’offre essaye de s’adapter aux contraintes propres à l’espace caribéen. En 2012, pour donner suite à la rencontre « Revue en Vues » organisée par l’AMCA (Association Martiniquaise des Critiques d’art) Dominique Brebion dressait un état des lieux de la circulation de la presse et plus spécifiquement de la presse d’art dans la région Caraïbe. Malgré une offre abondante, elle déplorait la réitération d’un schéma : une volonté et une énergie manifeste mais une durée de vie très courte pour la majorité des initiatives, particulièrement celles relevant de la presse écrite[6]. Près de dix ans après ce constat, la circulation des revues entre les îles et les États continentaux est toujours déficiente parce qu’il n’y a pas de réseau de distribution inter-régional.  Florent Charbonnier, directeur de la maison d’édition Caraïbéditions ajoute que le caractère exponentiel de l’offre rend plus longue et plus concurrentielle l’obtention des aides à l’édition[7]. Donner la préférence à une offre dématérialisée est peut-être le meilleur moyen de faire circuler et confronter les savoirs bien qu’elle n’anéantisse pas les multiples problématiques qui se dressent, notamment l’impossibilité d’obtenir des subventions du CNL (Centre national du livre).

 

   3.La nécessité d’une diversification des financements et d’une visibilité accrue pour assurer la viabilité du projet

La pérennité de Faire monde(s) dépend du renforcement du modèle actuel. De nombreux magazines culturels caribéens ont disparu ces dernières années (Arc Magazine, Draconian Switch, Contemporania…).  Conçu comme un web magazine entièrement gratuit mais tenant à rémunérer l’ensemble de ses contributeur.rices, il s’appuie aujourd’hui sur un soutien financier exclusivement local, certes capital mais insuffisant. Pour la commissaire d’exposition et critique d’art María Elena Ortiz « à bien des égards, les initiatives reproduisent des dynamiques coloniales […], notamment en matière de financement »[8] parce que les projets artistiques et culturels de ces anciennes colonies sont principalement subventionnés ou sponsorisés par des entités privées ou publiques françaises, anglaises, néerlandaises espagnoles, portugaises ou américaines pouvant influencer les modalités et les discours. Cela ne signifie pas qu’il faut renoncer à ces financements, au contraire, mais il faut les diversifier pour que l’espace caribéen ne soit plus la périphérie des anciennes puissances européennes ou américaines.

Si l’ambition de la revue est de « Faire monde » alors il faut tendre vers un modèle de soutien qui s’inscrit dans une dynamique qui relève du « glocal »[9].

Au niveau national le FEAC (Fonds d’échanges artistiques et culturels pour les outre-mer) participe financièrement à la circulation des œuvres, des savoirs et des acteur.rices de la culture. Il soutient aussi l’action culturelle d’associations. Pour y accéder, Faire monde(s) devrait physiquement exister dans l’espace caribéen, par exemple grâce à l’organisation de débats, de tables rondes ou de conférences en lien avec les thématiques abordées par la revue ou en partenariat avec des institutions plus établies.

Au niveau européen, le dispositif Interreg-Caraïbes cofinancé par le FEDER finance des projets de développement dans les régions dites ultrapériphériques. Les aides sont cependant rarement dédiées à la culture – encore moins à l’art contemporain. La dynamique actuelle laisse néanmoins présager un renforcement de l’intérêt européen pour les projets artistiques caribéens, une tendance dont le magazine doit se saisir.

L’échelle la plus pertinente reste toutefois celle régionale de la Caraïbe. La région Caraïbe ou « Grande Caraïbe » dans son acception la plus large comprend à la fois les territoires insulaires bordées par l’Océan Atlantique et/ou la mer Caraïbe et des États continentaux, ce qui en fait un espace complexe. La coexistence dans une même zone géographique d’États souverains (Trinité et Tobago, Sainte Lucie, Antigua-et-Barbuda…) de dépendances d’outre-mer (Anguilla, Aruba, Porto Rico, Saint Martin…) et de départements et régions d’outre-mer (Martinique, Guadeloupe et Guyane) complexifie les échanges et les financements malgré la multiplication d’organismes régionaux.

Par ailleurs, la Martinique d’où part l’idée de la revue Faire monde(s), est l’un des territoires les moins bien intégrés. Malgré une demande formulée dès 2012, la Martinique, tout comme la Guadeloupe et la Guyane, ne sont pas membres de la communauté caribéenne CARICOM, une organisation supranationale créée en 1973 pour renforcer la coopération économique, politique mais également culturelle dans la région.

Il y a toutefois d’autres points d’entrée. La Martinique et la Guadeloupe font désormais parties des membres associés en tant que « territoire non indépendant » de l’AEC (Association des États de la Caraïbe) et de quelques autres organisations infra-régionales.

Outre les subventions publiques, le mécénat privé culturel est une alternative envisageable. Afin d’y accéder, la revue doit dans les prochaines années renforcer sa visibilité pour prouver son impact réel. Cela est possible de plusieurs manières :

Pour commencer, le site internet de la revue pourrait se distinguer visuellement. Pourquoi ne pas proposer un partenariat à des écoles de graphisme de la région ? En plus de renforcer son attractivité, c’est aussi le moyen de faire connaître la revue à un public jeune et participer activement à une collaboration accrue. Une seconde option serait d’héberger la revue sur différentes plateformes d’édition électroniques gratuites francophones, anglophones et/ou hispanophones afin d’en améliorer le référencement. Plusieurs plateformes génèrent des millions de visiteur.ses, un lectorat potentiel dont il faut se saisir pour amplifier l’impact de la revue.

Enfin, si les contribeur.rices ont à cœur de faire connaître la revue dans leur pays d’origine, ils.elles pourraient être les ambassadeur.rices de celle-ci en la présentant lors d’évènements centrés sur la Caraïbe et les communautés diasporiques. En France, il y a par exemple la « Semaine de l’Amérique Latine et des Caraïbes » ou la résidence ONDES accueillant des artistes de l’outre-mer.

L’espace caribéen est finalement à l’image des photo-collages de l’artiste cubain Ricardo Miguel Hernández Acevedo présentés par Yenny Hernández Valdéz : fragmenté, parcellaire, parfois incohérent mais riche de points d’intersection.

Miguel Hernandez Acevedo,, n°52, série Quand le souvenir tombe en poussière, 2018-2020 Photocollage

 

Recomposer ce paysage, c’est offrir à tous.tes un contre-récit de l’histoire de l’art canonique. Si Faire monde(s) veut rompre avec une vision linéaire et hiérarchique des échanges artistiques et des systèmes de pensées pour tendre vers un modèle en constellation ou archipélagique, alors ces premières pistes doivent être enrichies dans un dialogue permanent, une collaboration plus étroite entre les acteur.rices déjà impliqué.es dans le projet et de futur.es partenaires.

Daisy Lambert

 

[1] René Hibran, « Le Problème de l’art à la Martinique »¸ Tropiques, no. 6-7, février 1943.

[2] Rex Nettleford, « Cultural Identity and the Arts – New Horizons for Caribbean Social Sciences, Social and Economic Studies, vol. 38, juin 1989

[3] Erica Moiah James, « Dreams of Utopia », Open Art Journal, no.5, 2016.

[4] Françoise Clary, L’altérité en question : subalternité et hybridité diasporique dans un contexte culturel global, 2015.

[5] Veerle Poupeye, « Beyond Representation in Contemporary Caribbean Art: Space, Politics, and the Public Sphere, by Carlos Garrido Castellano », Review in New West Indian Guide, Mars 2021.

[6] Dominique Brebion, « La vitalité éditoriale de la caraïbe », Aica Caraïbe du Sud, 2013.

[7] Michal Obszyński, « Edition dans la Caraïbe francophone face au défi de l’industrialisation. Entretien avec Florent Charbonnier », Inter francophonies, no. 9, 2018.

[8] Aldeide Delgado, “Caribbean Future. Conversation with María Elena Ortiz”, Artishock, 24 juillet 2019.

[9] Le terme “glocal” ou la notion de “glocalization” a été théorisée par le sociologue Roland Robertson au début des années 1990 pour signifier l’adaptation d’un service ou d’un produit à un espace spécifique. Appliquée aux arts et à la culture, la notion de « glocal » sert alors à mettre en avant la nécessité d’adaptation en prenant en considération l’échelle globale et locale.

 

Daisy Lambert est née en 1994. Elle vit et travaille à Paris.

Historienne de l’art et assistante sur plusieurs projets d’expositions, elle s’est formée entre Paris, Istanbul et Eindhoven. Elle détient un master en patrimoine et musées de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et un master en politiques publiques culturelles de l’école Sciences Po Paris. En 2018, elle produit une recherche sur le FRAC Martinique : Penser le FRAC Martinique comme l’expression d’un syncrétisme culturel – application d’une politique de décentralisation en territoire ultramarin. Récemment, elle a collaboré avec le musée Van Abbe d’Eindhoven et Studio I (Pays-Bas) pour questionner l’inclusion des communautés queer racisées dans leur collection d’art contemporain.  En parallèle, elle a travaillé au Cnap (Centre national des arts plastiques) en tant qu’assistante de collection.